Le roman de Pirandello est une vraie surprise pour le lecteur, pleinement impliqué dans l’oeuvre en raison des nombreuses adresses faites au lecteur par le narrateur. Au départ, une situation très comique : Vitangelo Moscarda, le personnage principal, se regarde dans la glace. Arrive sa femme qui lui annonce qu’il a le nez légèrement tordu, détail insignifiant en apparence mais que Vitangelo prend très au sérieux.
A partir de là surviennent une crise et une prise de conscience terribles et sans retour chez Vitangelo. Il comprend alors que son « moi » n’est pas celui que les autres voient et que ces autres en construisent un, bien à eux. Et pourtant, nous comprenons que nous ne sommes que perceptibles de l’extérieur. C’est là l’aspect tragique du roman. Vitangelo veut devenir un « je » délivré de tous les rôles que les autres lui ont construit. Il rêve alors de devenir personne. Il décide, pour ce faire, d’agir de manière totalement arbitraire, manière de se prouver que son « je » n’est pas soumis à ce que les autres font de lui.
Bien vite, les gens considèrent Vitangelo comme fou. Et cette folie n’est que l’autre nom d’une lucidité sans précédent. Sa femme le quitte, ses employés cherchent à contrecarrer ses projets. Le personnage finit alors à l’hospice, loin du monde et des étrangers qu’il considérait comme ses proches. C’est dans cet hospice qu’il pourra « renaître d’instant, en instant » et être l’homme qui n’a « plus de nom », être un, personne et cent mille à la fois.
Quand on lit l’oeuvre de Pirandello, on ne peut qu’être frappé par le contraste entre le sérieux des réflexions du narrateur, dont on découvre les pensées, à l’aide de monologues intérieurs très riches, et le comique de certaines situations. Néanmoins, la constante sollicitation du lecteur nous amène nous aussi à repenser notre conception de la réalité et de l’autre. Car que nous dit Pirandello si ce n’est que la réalité n’est rien qu’une projection de notre esprit, que l’autre n’est rien que ce que nous faisons de lui et que nous sommes voués à être enfermés dans notre conscience sans jamais pouvoir découvrir l’autre, ce proche, cet inconnu. Ce roman de la déconstruction de l’identité prédéfinie s’avère riche par l’exploration de la conscience qu’il nous propose.
En nous, constate Vitangelo, cohabitent cent mille « je » et pourtant aucun n’est ce « moi » véritable que recherche le personnage. Conscient également qu’il ne peut se voir vivre ni donc être son propre spectateur, le personnage cherche à devenir un autre et la fiction est le lieu par excellence où ce changement de vie peut advenir. Le personnage est en effet cette être de papier pouvant endosser tous les rôles, pouvant subir toutes les métamorphoses, sous les yeux d’un lecteur qui est fasciné par les divers revirements nés d’une banale constatation, d’un « déchirement de tout l’être« .
Quelques citations
« Je voulais être seul d’une façon absolument neuve et inusitée, tout opposée à celle que vous imaginez ; c’est-à-dire sans moi, et pour mieux préciser, en compagnie d’un étranger […]. La solitude n’est jamais avec vous ; elle existe toujours sans vous, et n’est possible qu’en présence d’un étranger. Peu importe le lieu ou la personne, pourvu qu’ils vous ignorent totalement, que vous les ignoriez totalement, afin que votre volonté et vos sentiments demeurent en suspens, se dissolvent dans une incertitude anxieuse, et que votre personnalité cessant de s’affirmer, vous perdiez la conscience de vous-même. »
« Vous et moi nous nous sommes servis de la même langue, des mêmes mots. Mais est-ce notre faute, à vous et à moi, si les mots, en eux-mêmes, sont vides ?… Vides. En les prononçant, vous les remplissez du sens qu’ils ont pour vous ; et moi, en les accueillant, je les remplis du sens que je leur donne. Nous avions cru nous comprendre, nous ne nous sommes pas du tout compris. Vieille histoire ; rengaine… »
« – Mais devant votre miroir, dans l’acte de vous mirer, vous cessez de vivre.
– Et pourquoi ?
– Parce qu’il vous faut suspendre un instant votre vie, pour vous voir vivre. Comme devant un appareil photographique. Vous vous figez dans une attitude ; et se figer, c’est devenir statue pour un instant. La vie est en perpétuel mouvement, et ne peut jamais s’arrêter pour se contempler […]. Quand on vit, on est occupé à vivre et l’on ne se voit pas. Se connaître, c’est mourir. »
Bio rapide et liens
Luigi Pirandello, né en 1867 et mort en 1936, est un des plus grands écrivains italiens du XXe siècle. Il a exploré de nombreux genres littéraires mais a rapidement privilégié le roman et surtout le théâtre.
Prix Nobel de littérature en 1934, il est surtout connu pour sa grande modernité au théâtre avec, par exemple, Six personnages en quête d’auteur.