Ce roman de Perec, publié en 1965, nous donne à voir la vie monotone et sans histoire de Jérôme et Sylvie. Ce couple gagne sa vie grâce à des enquêtes sociologiques mandatées par des instituts publicitaires. Ils gagnent assez d’argent pour manger et vivre décemment, mais pas pour mener grand train. Or, ce ménage qu’on caractériserait de « classe moyenne » rêve de luxe, de bijoux, de raffinement, bref de tout ce qu’ils n’ont pas. Nous ne suivons guère les deux personnages principaux mais plutôt les choses, les objets qu’ils achètent ou dont ils rêvent. C’est que Sylvie et Jérôme ne sont identifiables qu’à partir de ces bibelots aussi inutiles que révélateurs. Dans ce roman aux allures d’analyse sociologique, Georges Perec décrit l’idée que se font les jeunes gens du bonheur dans les années 60. Ce bonheur est essentiellement matérialiste ; en ce sens, et puisque le couple ne parvient pas à ses fins, on peut se demander s’il s’agit réellement d’une quête vers le bonheur ou de la description d’un plaisir vain et impossible.
La léthargie profonde des deux personnages, leur solitude, l’absence de moments complices ou amoureux en font des parfaits « monsieur et madame tout le monde », attirés par des détails et des objets qui rappellent étrangement une phrase célèbre de l’Ecclésiaste : vanité des vanités, tout est vanité. Le couple ne vit qu’à travers cette vanité et leur échec est dû à la fois au fonctionnement du monde et à leur incapacité à trouver un but, une passion. Même la fuite et l’ailleurs ne semblent pas être des solutions à leur faim de possession, leur faim consumériste ; pire, la fuite leur révèle leur propre incapacité à progresser.
Ce premier roman de Perec bénéficie du style dense et simple de l’auteur, jouant parfaitement du conditionnel dès l’incipit, puis du futur lors de l’épilogue. Ce jeu avec les temps verbaux nous révèle aussi que l’histoire de Jérôme et Sylvie est celle de toute une génération, et que leur bien piètre parcours est encore si proche du nôtre… Mais je tiens à citer Perec pour que l’on ne s’y méprenne pas : « C’est qu’il y a, entre les choses du monde moderne et le bonheur, un rapport obligé… Ceux qui se sont imaginé que je condamnais la société de consommation n’ont vraiment rien compris à mon livre. Mais ce bonheur demeure un possible ; car, dans notre société capitaliste, c’est : choses promises ne sont pas choses dues ».
Une (longue) citation
« Ils n’achetèrent même pas un billet de la Loterie nationale. Tout au plus mirent-ils dans leurs parties de poker -qu’ils découvraient alors et qui était en passe de devenir l’ultime refuge de leurs amitiés fatiguées – un acharnement qui, à certains instants, pouvait paraître suspect. Ils jouèrent, certaines semaines, jusqu’à trois ou quatre parties, et chacune les tenait éveillés jusqu’aux premières heures du jour. Ils jouaient petit jeu, si petit jeu, qu’ils n’avaient que l’avant-goût du risque et que l’illusion du gain. Et pourtant, quand, avec deux maigres paires, ou, mieux encore, avec une fausse couleur, ils avaient jeté sur la table, d’un seul coup, un gros tas de jetons valant, au bas mot, trois cent francs (anciens), et ramassé le pot, quand ils avaient fait pour six cents francs de papiers, les avaient perdus en trois coups, les avaient regagnés, et bien plus, en six, un petit sourire triomphant passait sur leur visage : ils avaient forcé la chance ; leur mince courage avait porté ses fruits ; ils n’étaient pas loin de se sentir héroïques. «
Bio rapide et liens
Prix Renaudot dès 1965 avec son premier roman, les Choses, Georges Perec est un membre fameux de l’OuLiPo.
Affamé de contraintes littéraires, il a par exemple écrit le premier roman oulipien, La Disparition, où la lettre « e » est absente…