Que nous propose Sarraute avec Tropismes ? Il est difficile d’y répondre d’une seule et même voix. Sarraute nous offre un recueil de vingt-quatre textes. Ce n’est donc pas un roman, ce ne sont pas des nouvelles. Ira-t-on jusqu’à dire que ce sont vingt-quatre poèmes en prose ? En tout cas, ces courts récits décrivent des tropismes, ces mouvements intérieursqui effleurent la conscience. Le lecteur est bousculé par cette nouvelle façon d’écrire et semble même avoir quelque peu perdu ses repères : ainsi n’y a-t-il plus vraiment de personnages ni d’intrigue dans ces récits. Mais pourtant, Sarraute excelle dans sa description minutieuse de perceptions intérieures saisies sur le vif. Les vingt-quatre fragments étonnent en ce qu’ils ressemblent avant tout à des faits anodins, peu romanesques et surtout, lors d’une première lecture, peu intelligibles. Mais lorsque l’on relit un fragment et que l’on perçoit de mieux en mieux ce qui est au centre du passage, il apparaît que derrière l’anodin se cache le dramatique, le conflictuel,… dans une perpétuelle quête de traduire l’intraduisible, de dire l’indicible.
Le lecteur peut considérer Sarraute comme une auteur difficile du Nouveau Roman en raison justement du bouleversement des codes. Mais, il ne s’agit pas de voir en Sarraute une auteur qui veut froidement appliquer les théories du Nouveau Roman dans son œuvre. Car il y a dans Tropismes un léger humour, un sens de la moquerie et de l’ironie à l’égard de certains individus qui jouent un jeu et se prennent pour ce qu’ils ne sont pas, Sarraute faisant ainsi cohabiter humour et neutralité du style. Mais ce que l’auteur s’applique à montrer est (et elle l’a déjà montré dans ses pièces de théâtre) le poids que prennent les autres lorsque nous sommes amenés à faire des choix importants. L’opinion des autres, les idées toutes faites et les conventions sociales deviennent autant d’obstacles à l’épanouissement libre d’un individu, finalement assujetti aux autres. Poétiques, humoristiques et lucides, ces vingt-quatre fragments sont finalement autant de portes d’entrée pour fouiller la conscience et les minuscules mouvements qui l’animent.
Quelques citations
« Mais ils ne demandaient rien de plus, c’était cela, ils le savaient, il ne fallait rien attendre, rien demander, c’était ainsi, il n’y avait rien de plus, c’était cela, « la vie ». Rien d’autre, rien de plus, ici ou là, ils le savaient maintenant. Il ne fallait pas se révolter, rêver, attendre, faire des efforts, s’enfuir, il fallait juste choisir attentivement (le garçon attendait), serait-ce une grenadine ou un café ? crème ou nature ? en acceptant modestement de vivre – ici ou là – et de laisser passer le temps. »
« Se taire ; les regarder ; et juste au beau milieu de la maladie de la grand-mère se dresser, et, faisant un trou énorme, s’échapper en heurtant les parois déchirées et courir en criant au milieu des maisons qui guettaient accroupies tout au long des rues grises, s’enfuir en enjambant les pieds des concierges qui prenaient le frais assises sur le seuil de leurs portes, courir la bouche tordue, hurlant des mots sans suite, tandis que les concierges lèveraient la tête au-dessus de leur tricot et que leurs maris abaisseraient leur journal sur leurs genoux et appuieraient le long de son dos, jusqu’à ce qu’elle tourne le coin de la rue, leur regard. »
Bio rapide et liens
Nathalie Sarraute, née en Russie en 1900 et morte en 1999, est une des grandes figures du Nouveau Roman et du Nouveau Théâtre.
Elle met, tout au long de son œuvre, l’accent sur les « tropismes », ces petits mouvements intérieurs qui semblent en apparence insignifiants mais qui sont lourds de conséquences.