N’en déplaise à Jean-Paul Sartre, que j’apprécie mais qui, pour le coup, fait erreur, Le silence de la mer de Vercors n’est pas une nouvelle uniquement lisible en 1941. Elle l’est encore aujourd’hui même si le contexte d’écriture et d’édition a changé. La nouvelle de Vercors nous passionne encore, et nous permet d’avoir un regard intéressant sur les heures sombres d’une France occupée par les nazis. Un vieil homme et sa nièce habitent en province et doivent accueillir un Allemand, Werner von Ebrennac, un soldat francophile. Plus les mois passent et plus le soldat se dévoile au gré de longs monologues qu’ils prononcent en compagnie de ses hôtes français qui restent, quant à eux, emmurés dans un profond silence. Werner est un musicien, amoureux de la littérature française, dont il a sous les yeux, dans la bibliothèque de ses hôtes, les plus grands ouvrages. C’est donc avec sincérité et bienveillance que Werner se rapproche de ses hôtes, étant aussi tout particulièrement intéressé par la nièce, qui ne le laisse pas indifférent. Mais, le contraste est saisissant lorsque Werner revient de Paris : l’idéologie nazie l’a emporté face à la francophilie. Déçus, les hôtes comprennent qu’ils ont été dupes d’une bienveillance qui n’a duré qu’un temps. La nouvelle de Vercors frappe par sa précision psychologique. Le silence n’est rompu qu’une fois que le fil reliant ces trois personnes est lui aussi brisé. A l’hospitalité se succède la volonté de rappeler Werner à la mesure, à la raison. Vercors nous montre à quel point le changement a été brusque, laissant les hôtes dans le désarroi le plus complet. Mais Vercors nous plonge en profondeur. Il explore, avec un aspect poétique évident, les silences, lourds de sens et sous lesquels une lutte fait rage, mais aussi le système de pensées allemand. C’est dans les forces qui sont en tension que résident tout l’intérêt et toute la beauté d’une nouvelle où l’amour fait place à l’idéologie barbare.
Quelques citations
« D’un accord tacite nous avions décidé, ma nièce et moi, de ne rien changer à notre vie, fût-ce le moindre détail : comme si l’officier n’existait pas ; comme s’il eût été un fantôme. Mais il se peut qu’un autre sentiment se mêlât dans mon cœur à cette volonté : je ne puis sans souffrir offenser un homme, fût-il mon ennemi. »
« J’appris ce jour-là qu’une main peut, pour qui sait l’observer, refléter les émotions aussi bien qu’un visage, – aussi bien et mieux qu’un visage car elle échappe davantage au contrôle de la volonté. Et les doigts de cette main-là se tendaient et se pliaient, se pressaient et s’accrochaient, se livraient à la plus intense mimique tandis que le visage et tout le corps demeuraient immobiles et compassés. »
« Le silence tomba une fois de plus. Une fois de plus, mais, cette fois, combien plus obscur et tendu ! Certes, sous les silences d’antan, – comme, sous la calme surface des eaux, la mêlée des bêtes dans la mer, – je sentais bien grouiller la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et qui luttent. Mais sous celui-ci, ah ! rien qu’une affreuse oppression… »
Bio rapide et liens
Né en 1902 et mort en 1991, Jean Bruller, dit Vercors, est un écrivain français connu pour son engagement dans la Résistance lors de la Seconde Guerre mondiale. Co-fondateur des Éditions de Minuit, édition clandestine au temps de l’Occupation, Vercors y publie sa nouvelle « Le silence de la mer » grâce à laquelle il prend une place non négligeable dans le monde littéraire.