Cette pièce de Koltès, l’une des dernières qu’il a écrites, figure parmi celles que je préfère. Au début des années 1960, Mathilde revient d’Algérie pour retourner dans la maison familiale, dans l’Est de la France avec ses deux enfants, Édouard et Fatima. La maison est occupée par Adrien, le frère de Mathilde. Il y vit avec son fils, Mathieu et sa seconde épouse, Marthe. Cette maison qu’elle a héritée à la mort de son père, Mathilde veut à présent l’habiter quitte à entrer en conflit avec son frère. Et c’est bien évidemment ce qui va se passer. Les retrouvailles ne parviennent pas à se faire et les deux personnages mettent en place un ensemble de stratégies, allant jusqu’à la menace de mort, pour tenter de vaincre l’autre. Mathilde revient donc, – nous le découvrons peu à peu -, pour régler ses comptes : elle s’en prend à Plantières, le policier qui lui avait jadis rasé la tête durant la période d’épuration. Tout semble prendre une tournure de plus en plus dramatique dans la pièce.
Mathieu veut s’engager dans l’armée et quitter le joug sévère que lui impose son père. Aussi, le passé resurgit-il petit à petit et nous fait comprendre à quel point il est synonyme de mystère. On apprend que la première femme d’Adrien, Marie, est morte dans d’étranges conditions. Cette dernière apparaît aux yeux de Fatima, dans le jardin. Pendant ce temps, Adrien décide de poser une bombe devant le café Saïdi mais ne sait pas que Mathieu et Édouard s’y trouvent avec le domestique Aziz, qui ne survivra pas à l’attentat. La crise ayant atteint à son apogée, Adrien finit par décider de suivre sa sœur et de vendre la maison. Entre temps, Fatima a accouché de deux enfants noirs appelés Romus et Remulus.
Ce qui me plaît tout particulièrement dans cette pièce de Koltès, c’est que l’Histoire y est présente mais ne constitue pas pour autant le moteur de l’action. Évidemment, nous retrouvons en toile de fond la guerre d’Algérie, pour laquelle Mathieu est réquisitionné, par exemple. Nous retrouvons les tensions entre ceux qui sont restés en France et ceux qui reviennent d’Algérie. Et nous retrouvons les références aux années sombres de l’Histoire de France avec l’évocation de l’épuration à la Libération du pays. Mais au-delà de cela, Koltès interroge notre capacité à vivre avec autrui, à supporter l’étranger dans ce que nous considérons comme notre territoire. Il y a, dans cette lutte entre Mathilde et Adrien au début de la pièce, quelque chose d’une animosité terrible. Les rancœurs sont omniprésentes. La communication ne parvient pas à s’établir paisiblement.
Cela en devient presque comique dans la mesure où Mathilde fait noter à son frère : « Nous ne nous sommes toujours pas dit bonjour », après de nombreuses répliques envenimées. Il y a, dans cette pièce, un mélange des genres, plus visible que dans d’autres pièces de Koltès. La comédie est là, dans les mots, dans les moqueries entre ce frère et cette sœur formant un duo tout à fait hors du commun, et surtout dans une certaine ironie … tragique. Comment comprendre la naissance des jumeaux à la fin de la pièce sinon comme l’annonce d’un éternel recommencement dans le déchirement familial, Rémus ayant été assassiné par Romulus. Le mythique se joint donc à l’historique, le comique au tragique pour faire de cette pièce une œuvre hétéroclite d’une densité et d’une poésie rare.
Quelques citations
« Mathilde : Ne dites jamais à quelqu’un que vous avez besoin de lui, ou que vous vous ennuyez de lui, ou que vous l’aimez, parce qu’alors il pense tout de suite que c’est une raison suffisante pour se croire arrivé, pour prétendre porter le pantalon, pour s’imaginer tenir les rênes, pour prendre des airs de petit malin ; il ne faut jamais rien dire, rien du tout, sauf dans la colère, car alors on dit n’importe quoi. Mais, lorsqu’on n’est pas en colère, comme maintenant, et à moins d’être une fichue bavarde, il vaut mieux se taire. Quoi qu’il en soit, Adrien repartira avec moi, cela est clair dans ma tête, je le voulais, je l’aurai, je suis venue sans, je repartirai avec. Mais silence, plus de mensonge. Mathilde, le soir te trahit. »
« Édouard : Mais sans doute les autres sont-ils trop attachés à la Terre ; sans doute personne n’a envie de se retrouver dieu sait où dans l’espace ; sans doute les habitants de cette planète s’attachent-ils à leur planète avec leurs mains, les ongles de leurs pieds, leurs dents, pour ne pas la lâcher et qu’elle ne les lâche pas. Ils croient que leur alliance avec leur planète est irrémédiable, comme les sangsues croient sans doute que c’est la peau qui les retient, alors que, si elles lâchaient leurs griffes, tout cela se séparerait et voltigerait dans l’espace chacun de son côté. Moi, j’aimerais que la Terre aille encore plus vite, je la trouve un peu molle, un peu lente, sans énergie. Mais enfin c’est déjà un début ; quand je me retrouverai à quelques millions de kilomètres d’ici, en l’air, cela ira déjà mieux. En douce, je largue les amarres. J’espère ne pas donner le mauvais exemple. »
Bio rapide et liens
Bernard-Marie Koltès, né en 1948 et mort en 1989, est une « étoile filante » de la littérature française de la deuxième moitié du XXe siècle.
Traducteur d’une pièce de Shakespeare, romancier, mais surtout dramaturge, il fait partie, tout comme Jean-Luc Lagarce, des auteurs qui renouvellent le théâtre en proposant des univers nouveaux où la violence et la solitude se mêlent à une langue poétique.