Comme souvent, les pièces de Sarraute sont des pièces touchant de prêt à la question du langage, de son emploi au théâtre et partant dans la société. Dans C’est beau un mari et sa femme deviennent incapables de dire « C’est beau » à propos d’un objet qu’ils ont sous les yeux, en raison de la présence de leur fils, un fils qui n’hésite pas à révéler la vérité de front à ses parents. Il dit en effet à son père : « Tu sais bien que tu n’obtiendras rien de plus que ça… […] Puisque je suis là… ». Sarraute insiste puissamment sur l’aspect dérangeant du fils qui apparaît nettement comme un obstacle à la conversation entre les parents. Sa simple présence gangrène déjà l’espace de la conversation qui n’aboutira jamais à une sérénité que l’on souhaite pourtant retrouver. Que dit le fils si ce n’est qu’à cause de – ou plutôt grâce à – lui, ses parents se rendent compte de l’aspect conventionnel de l’expression « C’est beau » impossible à dire en toute sincérité. S’ensuit alors nécessairement la mise en place d’une comédie sociale qui ne durera pas : le mari cherche à prouver qu’il peut encore dire « C’est beau ».
Mais dire quelque chose à outrance ne signifie justement pas le penser. Il n’y a, dans cette pièce, aucune résolution finale. Le mal est là depuis le début, rien ne peut se résoudre et la conversation s’achèvera sur un rappel à l’ordre paternel qui sonne d’autant plus faux qu’il semble injustifié.
L’originalité de la pièce de Sarraute est bien de se situer au carrefour des enjeux de son siècle. La pièce illustre tout d’abord les conflits familiaux entre deux générations qui ne parviennent plus à s’entendre. Créée en 1975, la pièce nous fait évidemment penser aux troubles intergénérationnels qu’a pu représenter la crise de mai 1968. Plutôt que de dire « C’est beau », le fils préférera les termes « C’est assez chouette », symbole d’une nouveauté apportée aux tournures sclérosées employées par les parents.
Peu à peu, le lecteur-spectateur saisit aussi à quel point la famille est un lieu où l’on est enfermé, où les années, comme des « murs », séparent les individus qui la constituent. La mère dira : « Ah, tu vois comme nous nous sommes trompés. Comme nous connaissions mal notre propre enfant… » Sarraute dit l’illusion de familiarité autour de laquelle se retrouvent pourtant ces trois personnages. L’autorité du père n’est qu’une comédie, elle aussi. A partir de là, on remarque que toutes les relations semblent parasitées par quelque chose d’indicible, quelque chose qui se trouve dans ces très nombreux points de suspension, propre au style de Sarraute. Même l’art perd de sa valeur en raison des jugements tout faits qu’il appelle.
Sarraute use donc d’ un mélange d‘humour (les réactions exagérées de la mère en sont un bon exemple) et de sérieux pour nous dire finalement que le langage, la famille, la société, tout semble nous enfermer.
Quelques citations
« Lui : C’est beau, tu ne trouves pas ?
Elle, hésitante : Oui…
Lui : Tu ne trouves pas que c’est beau ?
Elle, comme à contrecœur : Si… si…
Lui : Mais qu’est-ce que tu as ?
Elle : Mais rien. Qu’est-ce que tu veux ? Tu me demandes… Je te réponds oui… »
« Le Fils : Ah voilà, c’est contagieux, ça te prend aussi. Tu l’as senti… tu recules. Tu n’oses pas. Le mot te reste dans la gorge… « C’est beau. Beau. Beau. Comme c’est beau. » Impossible, hein ? tu ne peux pas…
Elle : C’est vrai, il a raison. Tu vois bien… Toi non plus, tu n’oses pas…
Lui : Tu deviens folle aussi. Je n’ose pas. Je ne peux pas dire : c’est beau, devant lui. Parce qu’il est là, ce petit idiot. Oui ! Beau. Beau. Une beauté parfaite. Beau à mourir. Beau.
Elle : Oh, arrête, je t’en supplie, tais-toi. »
« Elle : Oh écoute, de quoi on a l’air ? Ils vont nous croire complètement fous.
Lui, nostalgique : Ah fous… (Soupirant:) Fous à lier. Si seulement tu pouvais avoir raison. Si seulement c’était possible… Moi je ne désire que ça. Malheureusement il y a peu de chance… Allons, courage. Répétons. Mais juste une seconde, que je rassemble mes forces… Là, ça y est. Allons-y.
Elle et Lui : « C’est beau » sont des mots que nous n’osons pas prononcer en présence de notre propre enfant… »
Bio rapide et liens
Nathalie Sarraute, née en Russie en 1900 et morte en 1999, est une des grandes figures du Nouveau Roman et du Nouveau Théâtre.
Elle met, tout au long de son œuvre, l’accent sur les « tropismes », ces petits mouvements intérieurs qui semblent en apparence insignifiants mais qui sont lourds de conséquences.