Londres, 1902. Jack London n’est pas encore l’écrivain célèbre qu’on connait : Croc-Blanc ou l’Appel de la Forêt ne seront écrits que plus tard. Mais il a déjà l’oeil et l’audace du surdoué. Et puis, il a du courage : il en faut pour vouloir se plonger dans l’East End, le quartier pauvre de Londres, grimé comme un vagabond. London va partager le quotidien de ces miséreux pendant trois mois. Au fil des chapitres, nous découvrons le visage réel de mots abstraits comme promiscuité, insalubrité, famine, exploitation, esclavagisme, violence, saleté… C’est un tableau effroyable de la ville la plus puissante du monde à l’époque. Peinture presque irréelle par tant de noirceur. L’écrivain le dira lui-même : « On m’a reproché d’avoir brossé de Londres un tableau noirci à souhait. Je crois cependant avoir été assez indulgent ». C’est une expérience qui relève de l’entrée aux Enfers. Jack London parle régulièrement de « l’Abîme ». Son sens de l’observation et sa proximité avec les gens sont des atouts très nets à la lecture de l’ouvrage.
Orwell usera de ce même talent, bien des années plus tard, lorsqu’il écrira Dans la dèche à Paris et à Londres. Comme quoi la misère est toujours aussi vive, toujours aussi froide. Günther Wallraff, journaliste d’investigation allemand, se plongera dans le quotidien des émigrés turcs, en Allemagne, dans les années 1980. Le récit de London est donc plus qu’actuel.
Sans compter que ce récit est mené d’une main de maître : chaque chapitre est le lieu d’observations précises et d’une documentation poussée. Grand lecteur, London s’inspire de travaux scientifiques, de compte-rendus des tribunaux, de coupure de journaux. Quelques chapitres ont un titre particulièrement évocateur, tel que « Le suicide » ou « La descente ». Entrée aux enfers qui rappelle le chef-d’oeuvre de Dante et l’inscription restée célèbre : « Ici, abandonne toute espérance ». Et pour cause ! La froid, la faim, le manque de logement, le travail très mal payé, les accidents, la boisson : London ne rate rien.
Parfois, avec une ironie cinglante, il apostrophe son lecteur, « bien assis dans son fauteuil », qui lit sans sourcilelr de tels atrocités. Le tableau est sombre, mais l’écrivain veut le rationaliser : montrer par A + B que l’East End londonien est un bourbier où tous meurent de façon atroce et prématurée. Le dernier chapitre propose quelques pistes, quelques solutions pour palier à ces problèmes que personne ne veut voir. Jack London s’inspire des thèses de Rousseau pour montrer que l’inégalité est inhérente à l’existence propriété privée. Son immersion est totale, mais il avoue sans détour qu’il cache dans son manteau quelques pièces pour survivre, qu’il est mieux logé que les autres, et qu’il n’a pas cette « incertitude du lendemain ».
Son passage dans l’East End est proprement effroyable. On ne pourrait imaginer plus d’inhumanité, plus de misère (et London use de ce mot français car il dit que l’anglais manque cruellement d’un mot qui pourrait rendre compte de l’amplitude de la chose) que dans ces quartiers délaissés. On se souvient vaguement des Misérables, et on se dit que le sort de Cosette était merveilleux comparé à la réalité de l’East End du début du XXème siècle. On se souvient des camps de la mort, qui ressemblent grandement à l’East End. Les gens y sont parqués, sans possibilité d’en sortir. Maladies, travail rare qui, lorsqu’on en a un, ne permet pas de vivre décemment, même à raison de 15h par jour… London nous oblige à voir de face cette réalité.
Son écriture simple et concise, mordante parfois, est un défi pour tout écrivain. Il a réussit à faire de la misère, des plus graves situations, une oeuvre littéraire édifiante qui se positionne comme un pamphlet contre cette pauvreté qui gagne du terrain. Les questions soulevées dans le dernier chapitre sont dignes d’êtres écrites ici. Après tant de misère parcourue, London se demande, en socialiste affirmé, en bon lecteur de Karl Marx, si « La civilisation a rendu meilleur le sort de l’homme moyen ? ». La réponse est non, bien entendu. Il énoncera, non sans vérité, que les Inuits, plus pauvres que quiconque, mangent, dorment et vivent mieux que les miséreux anglais, qui sont une part impressionnante de la population.
Preuve que la civilisation n’équivaut pas au progrès. Preuve que le progrès technique n’équivaut pas au progrès pour l’homme : l’avènement de la société industrielle réduit l’homme à l’esclavage.Une oeuvre à lire absolument. Un chef-d’oeuvre comme il y en a peu dans la littérature.
Quelques citations
« Mais, bonnes gens bien nourris et repus de viande appétissante, et dont les draps blancs et les chambres confortables vous attendent chaque soir, comment pourrais-je vous faire comprendre toute la souffrance d’une seule nuit sans sommeil dans les rues londoniennes ? Croyez-moi, on a l’impression que mille siècles se sont passés avant que l’est se colorie des nuances de l’aurore ; on frissonne jusqu’à en crier, tant chaque muscle endolori fait mal, et l’on s’étonne, après toutes les souffrances endurées, d’être encore en vie. »
« De toutes parts, dans le pays, le cri des affamés s’élève, du ghetto, de la campagne, de la prison, des hospices et des asiles, le cri des gens qui ne mangent pas à leur faim. Des millions et des millions de gens, des hommes, des femmes, des enfants, des bébés, des aveugles et des sourds, des estropiés et des malades, des vagabonds et des travailleurs, des prisonniers et des pauvres, des Irlandais, des Anglais, des Écossais et des Gallois, tous hurlent qu’ils n’ont pas assez à manger. Cinq hommes seulement peuvent produire le pain d’un millier, un ouvrir du coton travaille pour deux cent cinquante personnes, celui de la laine pour trois cents, celui qui fait des bottes et des chaussures pour mille. On dirait que quarante millions de gens s’occupent d’une très grande maison, mais sans savoir comment. Le revenu est bon, certes, mais la gestion de l’affaire est aberrante. Qui donc oserait prétendre que cette grande maison n’est pas criminellement gérée, alors que cinq hommes produisent le pain de mille autres, et que des millions n’ont même pas de quoi manger ? »
Bio rapide et liens
Jack London, né en 1876 à San Francisco, est un écrivain américain. Son oeuvre s’intéresse essentiellement à la nature et à l’instinct sauvage, notamment dans ses romans les plus connus : Croc-Blanc ou l’Appel de la Forêt.
Mais le réduire à ces deux oeuvres serait une erreur immense, tant son oeuvre est impressionnante et variée. Il décède en 1916, à 40 ans seulement : il aura néanmoins écrit plus de cinquante nouvelles et romans !