Julien Gracq nous emporte ici dans une très belle promenade au bord de l’Evre, un affluent de la Loire auquel il est très attaché depuis son enfance. Descendant au bord d’une barque, Gracq nous invite à le suivre dans ce parcours où les paysages se multiplient dans toute leur diversité. Au fur et à mesure de la promenade sur l’eau, Gracq retrouve sous ses yeux des lieux qui l’enchantaient lorsqu’il était enfant. Il aperçoit, par exemple, depuis sa barque, un manoir qui l’a toujours charmé. Et ce manoir fait naître chez l’écrivain des souvenirs de lecture. Nerval et ses Chimères ressurgissent dans l’imagination du promeneur ainsi qu’un tableau de Vermeer. C’est là que se situe toute l’originalité de ce récit autobiographique de Gracq. A la redécouverte des lieux qui lui sont chers et familiers se lient des réflexions esthétiques et poétiques. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, on ne saurait réduire ce récit à la catégorie « autobiographie ». Certes le narrateur, l’auteur et le personnage coïncident, mais le critique est là aussi, et le voyage est bien trop court et les rêveries bien trop vastes pour considérer que Gracq nous a peint une partie de sa vie. Il s’agit davantage d’un récit explorant des images de l’enfance qui devient une ode à la rêverie permise par la lecture de grands auteurs comme Bachelard, Balzac, Nerval, Poe et Rimbaud.
Écrivain-géographe magistral, Gracq parvient à nous toucher par l’harmonie qu’il instaure entre la nature qu’il connaît et qu’il redécouvre et son imaginaire d’écrivain. Ce voyage sur l’Evre reste pour lui intimement lié à une »initiation » au monde et au pouvoir de suggestion des paysages. La prose poétique qui lui est propre permet à Gracq de nous faire sentir à nous aussi lecteurs la beauté de ces lieux. L’écriture naît justement d’une « jubilation » de l’auteur qui est dans un tel état de disponibilité qu’il laisse venir à lui les souvenirs et les rêveries les plus divers.
Ce voyage dans la barque crée justement cette disponibilité dans la mesure où c’est l’eau et son courant qui dirigent, qui créent le défilé des paysages. Cet abandon à l’inertie, à la barque et au voyage permet à Gracq de prendre conscience de façon plus forte encore du »génie du lieu ». Mais un tel abandon ne sous-entend pas que l’auteur-voyageur est inactif. Il y a une activité fondamentale qui se développe durant l’oisiveté : la rêverie – que tous les paysages font naître et que l’auteur entretient, dynamise et approfondit. Finalement, nous nous rendons bien compte que la beauté du lieu n’est pas uniquement dans les paysages. Elle naît de l’alliance subtile entre le monde extérieur et le monde intérieur, entre des paysages propices à l’enchantement et une rêverie allant toujours de l’avant dans une pure jouissance du présent.
Quelques citations
« Mon esprit est ainsi fait qu’il est sans résistance devant ces agrégats de rencontre, ces précipités adhésifs que le choc d’une image préférée condense autour d’elle anarchiquement ; bizarres stéréotypes poétiques qui coagulent dans notre imagination, autour d’une vision d’enfance, pêle-mêle des fragments de poésie, de peinture ou de musique. De telles constellations fixes […], si arbitraires qu’elles paraissent d’abord, jouent pour l’imagination le rôle de transformateurs d’énergie poétique singuliers : c’est à travers les connexions qui se nouent en elles que l’émotion née d’un spectacle naturel peut se brancher avec liberté sur le réseau – plastique, poétique ou musical – où elle trouvera à voyager plus loin, avec la moindre perte d’énergie. »
« Presque tous les rituels d’initiation, si modeste qu’en soit l’objet, comportent le franchissement d’un couloir obscur, et il y a dans la promenade de l’Evre un moment ingrat où l’attention se détourne, et où le regard se fait plus distrait. La rivière se resserre et se calibre ; les plantes d’eau et même les roseaux des rives un moment disparaissent. Les berges maintenant hautes et ébouleuses mettent à nu les racines des saules et des frênes têtards qui les retiennent mal ; les galeries des rats d’eau sapent de partout ces petites falaises instables.
La berge s’élevant, on n’aperçoit plus, de la barque, que le plan d’eau étroit, les couleurs de la glaise qui le borde, les racines déchaussées, les rats qui cavalcadent sur les banquettes d’argile mouillée, et parfois la double ride fine, l’angle obtus du sillage d’une couleuvre qui traverse la rivière : pour un instant, un sentiment proche du malaise flotte sur ces berges cariées où s’anime un peu trop le trotte-menu de la boue. »
« Ce n’est pas tellement l’empreinte d’un passé fabuleux qui laisse peser sur le vallon mort une menace imprécise, c’est plutôt un sentiment de distraction totale par rapport au train de la vie courante. Rien n’a bougé ici ; les siècles y glissent sans trace et sans signification comme l’ombre des nuages. »
Bio rapide et liens
Julien Gracq, né en 1910 et décédé en 2007, est un romancier et essayiste français du XXe siècle.
Son écriture particulièrement poétique se retrouve dans ses grands romans comme Le Rivage des Syrtes ou Un balcon en forêt.