Maître en l’art de la nouvelle, Zweig nous présente ici, avec originalité et audace, un récit où les surprises et les mystères se multiplient. Cherchant à maintenir en haleine son lecteur, Zweig nous fait découvrir sur un paquebot un froid et mystérieux personnage : Mirco Czentovic, champion du monde d’échecs. Le personnage est en lui-même une énigme et éveille la curiosité du narrateur et celle du lecteur. Mais cet individu atypique ne prend tout son relief que lorsqu’il est opposé à M.B.., personnage qui survient en plein milieu d’une partie d’échecs. Si l’un, Czentovic, est antipathique, l’autre, M.B… éveille chez le lecteur un sentiment de sympathie. Zweig, après s’être focalisé sur le champion d’échecs, déplace complètement sa focalisation pour venir se pencher sur M.B… . Cette surprise, liée à un changement de regard, met en valeur l’idée que les deux personnages sont on ne peut plus antithétiques.
La confession de M.B… nous montre bien que ce personnage recèle toutes les complexités des cas psychologiques pour lesquels se passionnent et le narrateur et l’auteur. Faible, le personnage représente la figure du traumatisé. Lors de son emprisonnement qui est défini comme une « vie qui s’écoule hors de l’espace et du temps », le personnage, face au vide de l’existence, semble entrer dans une sorte de « rage » où il est victime des nazis et de sa propre folie. A la douleur de M.B… répond la tragédie européenne qui se déroule au moment même où Zweig écrit. C’est donc à une grande et profonde enquête psychologique teintée de politique que nous convie le conteur.
Hommage à la culture et à la lecture, cette nouvelle nous permet aussi, avec force, d’opposer à la barbarie de la Gestapo une promotion des valeurs humaines dans une Europe où règne le péril nazi. Le livre que M.B… parvient à voler devient symboliquement l’unique lien qui le rattache à un monde culturel dont il ne peut se passer et auquel il se rattache autant que possible parce que l’Histoire semble mener l’humanisme à sa perte. Les échecs et la culture deviennent autant d’échappatoires pour un personnage qui a dû faire face à la brutalité. Jouer, même lorsqu’on est seul, c’est déjà faire preuve d’intelligence, c’est déjà se sauver d’une déshumanisation.
Quelques citations
« Les monomaniaques de tout poil, les gens qui sont possédés par une seule idée m’ont toujours spécialement intrigué, car plus un esprit se limite, plus il touche par ailleurs à l’infini. »
« Avec une hâte fiévreuse, il (M.B…) remit les pièces sur l’échiquier, et ses doigts tremblaient tellement, que par deux fois un pion s’en échappa et roula sur le plancher. Le malaise que me causait son excitation forcée devint de l’angoisse. Indéniablement, cet homme calme et paisible s’était changé en exalté. Le tic faisait tressaillir toujours plus souvent le coin de sa bouche, et tout son corps tremblait, comme secoué par une fièvre subite. »
Bio rapide et liens
Né à Vienne en 1881, Stefan Zweig est avant tout un écrivain voyageur. Ses nombreux voyages auront d’importants retentissements sur son œuvre.
Bien vite, il publie des romans, des nouvelles et des essais qui font de lui une des figures majeures de la littérature européenne du XXe siècle. En 1942, Zweig se suicide avec son épouse.