On connait peu Vivant Denon et si l’on ne me l’avait pas conseillé, je ne l’aurais probablement jamais lu. Et à tort ! On y découvre, avec Point de lendemain, une nouvelle, un conte (selon Michel Delon), parfaitement en phase avec le climat libertin du XVIIIe siècle. Le texte a connu deux versions (l’une en 1777, l’autre en 1812) et c’est celle de 1812 que j’ai décidé de commenter parce qu’elle est la plus libertine justement. Le conte de Vivant Denon narre la soirée d’un jeune homme épris de la comtesse de … . Or, ce soir-là, à l’Opéra, il rencontre Mme de T…, femme du monde, proche de la Marquise de Merteuil que l’on trouve dans Les Liaisons dangereuses de Laclos. Cette femme connaît en effet les sentiments du narrateur pour la comtesse de … et décide tout de même de manipuler le jeune homme afin de le mener chez elle. La séduction déstabilise le narrateur qui accepte. Mais plus déstabilisant encore est le repas que partage le narrateur avec Mme de T… et son mari. Si l’escapade au beau milieu de l’opéra a pu mettre en marche l’imagination du jeune narrateur, ce dîner en compagnie du mari ne peut que le refroidir. La femme joue ainsi avec cet inexpérimenté.
La promenade qu’ils font après le repas les mène doucement à la volupté et c’est en se réfugiant dans un pavillon que tout peut alors se centrer autour de l’amour. Mais Mme de T… presse le jeune homme à la suivre pour qu’ils se rendent dans une chambre de son château, un cabinet d’un grand luxe qui donne l’impression de vivre dans un rêve. Or, tout est là justement, puisque le lendemain matin, on révèle au narrateur la mascarade à laquelle il a participé malgré lui. L’amant officiel de Mme de T… arrive et M. de T… les rejoint. Celui-ci congédie le narrateur qui repart du château sans réellement comprendre ce qu’il lui est advenu.
Le conte libertin une fois lu, on ne peut s’empêcher de se mettre à la place du jeune narrateur qui souligne à plusieurs reprises son inexpérience du monde en répétant son âge (« J’avais vingt ans »). La femme domine évidemment tout le conte : elle manipule l’imagination du jeune homme qui écrit après coup et non sans ironie. Le « je » narrateur sait à quel point il a été dupe et nous donne à lire toute la naïveté liée à son âge. L’évolution principale du conte est donc le passage de l’illusion à la désillusion. En effet, le jeune homme comprend à quel point il n’a été qu’une marionnette employée dans un jeu pleinement maîtrisé par Mme de T… . La feinte et la représentation deviennent des éléments clés de ce conte.
Le cadre qui l’ouvre, à savoir l’Opéra, montre déjà que nous sommes du côté du faux-semblant. En outre, le conte donne une importance cruciale aux lieux, qui figurent le désir et l’expriment. Habile stratège, la femme fait semblant de ne pas trouver la clé du pavillon afin d’augmenter le désir de son invité. Le conte, dans son déroulement et dans la manipulation qu’il met en place, pose des questions morales. Les derniers mots du conte sont « Je cherchais bien la morale de toute cette aventure, et… je n’en trouvai point. » Une telle fin laisse évidemment entendre que les libertins ne sont pas punis et que ce sont leurs plans qui triomphent sur la naïveté de la jeunesse et même sur le mari qui se trompe de cible en chassant l’amant passager devant l’amant officiel.
Le conte plait aussi par son style. Vivant Denon semble avoir un goût pour le style concis qui rappelle la maxime. En voici quelques exemples : « Les désirs se reproduisent par leurs images », « La discrétion est la première des vertus ; on lui doit bien des instants de bonheur ». Ce style sans ornement vient démonter les mécanismes de l’illusion et montre bien à quel point le narrateur s’est laissé aller à ses penchants naturels, à ce qui fait de nous, selon lui, des « machines« .
Quelques citations
»J’aimais éperdument la comtesse de … ; j’avais vingt ans, et j’étais ingénu ; elle me trompa, je me fâchai, elle me quitta. J’étais ingénu, je la regrettai ; j’avais vingt ans, elle me pardonna : et comme j’avais vingt ans, que j’étais ingénu, toujours trompé, mais plus quitté, je me croyais l’amant le mieux aimé, partant le plus heureux des hommes. Elle était amie de Mme de T…, qui semblait avoir quelques projets sur ma personne, mais sans que sa dignité ne fût compromise. Comme on le verra, Mme de T… avait des principes de décence auxquels elle était scrupuleusement attachée. »
« Il en est des baisers comme des confidences : ils s’attirent, ils s’accélèrent, ils s’échauffent les uns par les autres. En effet, le premier ne fut pas plutôt donné qu’un second le suivit ; puis, un autre : ils se pressaient, ils entrecoupaient la conversation, ils la remplaçaient ; à peine enfin laissaient-ils aux soupirs la liberté de s’échapper. Le silence survint, on l’entendit (car on entend quelquefois le silence) : il effraya. Nous nous levâmes sans mot dire, et recommençâmes à marcher. « Il faut rentrer, dit-elle, l’air du soir ne nous vaut rien. » «
Bio rapide et liens
Né en 1747 et mort en 1825, Dominique Vivant Denon est un auteur qui n’a pas consacré toute sa vie à l’écriture. Ainsi fut-il également graveur, diplomate et directeur de musées.
Peu connu pour ses œuvres littéraires, il illustre pourtant avec son conte la vogue libertine de la littérature du XVIIIe siècle.