Oui ? Thomas Bernhard a-t-il bien pu écrire un livre intitulé Oui, alors que nous le connaissons pour sa verve critique, sa volonté de rompre les illusions et son désespoir ? La puissance du livre commence dès le titre, titre ironique dans une certaine mesure, titre dont le sens plein nous est révélé par le mot de la fin et qui nous laisse bouche bée. Dans ce récit autobiographique, le narrateur raconte sa rencontre avec un couple de Suisses chez son ami Moritz, auquel il voulait « dévoiler tout ce qu’il y avait à dévoiler » concernant sa dépression. Mais, cette rencontre avec le couple suisse, et notamment avec la femme du Suisse, s’avère particulièrement salutaire pour le narrateur. La crise initiale du narrateur et la hargne employée dans la confession des troubles de sa maladie laissent place à la découverte d’un alter ego en la personne de La Persane (la femme du Suisse). Tous les deux décident de se promener dans les forêts avoisinantes et se ressemblent beaucoup : ils partagent un même goût pour Schopenhauer et Schumann, un même dégout général de la vie et un même besoin de parler pour sortir de l’angoisse. Rencontre décisive pour tous les deux, ce lien qui se crée entre le narrateur et la Persane semble mettre doucement fin au désespoir mortel qui s’était emparé du narrateur. Mais petit à petit, la mystérieuse Persane se dévoile, elle aussi. Le narrateur comprend alors qu’elle a sacrifié toute son existence à la réussite de celle de son mari.
Mais la carrière du Suisse a pris fin. La retraite a été prise et, sans prendre en compte l’avis de sa femme, le Suisse décide de s’installer dans cette partie de la campagne autrichienne qu’habite le narrateur. La maison qu’il fait construire tombe en morceaux, la Persane craint de plus en plus de mourir de froid et se sent totalement délaissée. Le narrateur esquisse alors un portrait critique de la population rurale qui rend la vie particulièrement difficile à l’étrangère qu’incarne la Persane.
Le malaise grandissant constamment et la solitude reprenant ses droits, les promenades se font de plus en plus rares et le narrateur comprend que la Persane est en train de dépérir dans la ruine qui lui sert de maison. Un jour, on apprend qu’elle a été écrasée par un camion. Mais le narrateur dévoile, dans la dernière page, le sens qu’il donne vraiment à cet acte lorsqu’il écrit : « j’avais demandé à la Persane si elle-même se tuerait un jour. Sur quoi elle s’était contentée de rire et elle avait dit Oui. ». Thomas Bernhard a assurément l’art de frapper fort. Son style explore les méandres d’un narrateur qui ressasse les mêmes discours tout en menant le récit jusqu’à ce point culminant qui nous coupe le souffle. Cette écriture de la crise se focalise donc autour de la restitution (que le narrateur sait imparfaite) du souvenir de la Persane, qui incarne à elle seule l’absurdité de l’existence.
Quelques citations
« Maintenant, après cette explication, je peux parler de la compagne du Suisse, c’est-à-dire de la Persane, et au moins essayer de fixer son souvenir, même si cela ne peut se faire que fragmentairement, qu’incorrectement, et, comme toute chose écrite, d’une manière nullement complète ni parfaite, après que tant d’essais entrepris ces derniers temps aient chaque fois échoué. Mais tout ce qui doit être écrit a constamment besoin d’être recommencé à zéro et constamment tenté à nouveau, jusqu’au moment où c’est au moins approximativement réussi, mais jamais de manière pleinement satisfaisante. »
« Un être qui perçoit tout et qui voit tout et qui observe tout, et cela sans interruption, n’est pas aimé, il est plutôt craint, et les gens se tiennent d’emblée sur leurs gardes en sa présence, car un tel être est un être dangereux et les êtres dangereux sont non seulement craints mais détestés, et, en ce sens, je peux me définir comme un être détesté. Moi, pour ma part, je considère en tout cas mon don de perception et d’observation comme un avantage incroyablement utile, qui s’est déjà très souvent révélé providentiel. »
« Je n’avais encore jamais entendu, venant de personne, rien de plus atroce sur la vie et sur le monde, personne avant elle n’avait osé se défouler devant moi de manière aussi autodestructrice, et pendant tout ce temps, pendant tout ce processus de mise à nu déclenché par elle et relancé par elle toujours plus ouvertement et plus brutalement, je n’avais pu m’empêcher de penser constamment que, quelques jours plus tôt, Moritz avait dû ressentir la même chose que moi en ce moment, que l’épouvante que je lui inspirais était malgré lui teintée de répulsion pour tant d’impudeur, tout comme ce que j’éprouvais à ce moment-là envers la Persane. »
Bio rapide et liens
Écrivain autrichien né en 1931 et mort en 1989, Thomas Bernhard fait partie des auteurs européens les plus importants de l’après-guerre.
Souvent contesté, l’écrivain, maniant habilement l’art du roman et du théâtre, multiplie les scandales en raison de sa franchise et de sa lucidité incontestées.