Avec La Ville dont le Prince est un Enfant, Montherlant nous offre un drame de la séparation, fortement teinté d’une charge autobiographique. La pièce présente l’amitié particulière qui existe entre un élève de Terminale, André Sevrais, et un élève de troisième, Serge Soubrier, dans un collège religieux de garçons. Comme souvent chez Montherlant, la religion occupe une place importante dans l’oeuvre à côté des problématiques amicales et amoureuses. L’atmosphère religieuse du collège et l’autorité de l’abbé de Pradts sont particulièrement pesantes pour les deux jeunes amis. L’institution scolaire, en tant que symbole d’une autorité imposée au jeune couple, apparaît alors comme un obstacled’autant plus que cet obstacle est incarné par le personnage de l’abbé de Pradts qui semble trop attaché au jeune Serge Soubrier. L’abbé de Pradts, n’osant que difficilement l’avouer, s’est épris de Soubrier qu’il favorise au détriment des autres élèves du collège. Tandis que Serge et André se rapprochent et se font le serment de toujours rester de fidèles amis, l’abbé cherche à tout prix à mettre fin à cette « association », comme il le dit dans la scène d’exposition.
L’abbé de Pradts va jusqu’à permettre aux deux jeunes gens de se voir avant de faire renvoyer Sevrais, prétextant qu’André ne fait que pervertir le jeune Serge qui, d’un naturel turbulent, a besoin d’être rappelé à l’ordre, une bonne fois pour toutes. Néanmoins, le Supérieur du Collège, prenant l’affaire au sérieux, décide de renvoyer Soubrier afin que les passions de l’abbé de Pradts disparaissent, laissant ce dernier dans le désarroi le plus complet.
Montherlant frappe fort avec une telle pièce. L’intrigue semble évidemment des plus convenues si l’on s’en tient à un schéma assez réducteur : de l’amour, des obstacles, et une séparation qui empêche tout un chacun de trouver son compte. Mais en reprenant ce schéma, utilisé dans la tragédie classique également (que l’on songe à Bérénice de Jean Racine), Montherlant innove en engageant une réflexion sur l’amour unissant deux jeunes hommes.
En abordant cet amour impossible, il n’est pas étonnant de voir que les élèves doivent travailler à jouer Andromaque de Jean Racine. On retrouve dans ce drame du XXe siècle des éléments propres à la tragédie racinienne comme les amours non partagées, par exemple. En effet, la douleur et les passions naissent chez l’abbé de Pradts parce qu’il ne peut être aimé par le jeune Serge dont il prend excessivement la défense. Comme il incarne l’autorité, l’abbé cherche à faire rompre les deux jeunes gens mais, aveuglé par son amour, il ne se doute pas que le renvoi de l’un allait entraîner le renvoi de l’autre.
Cette absence de maîtrise et de soi et des différentes situations rappelle bien évidemment les tragédies classiques et surtout celle dans lesquelles on retrouve des innocents ou des enfants persécutés. Certes la persécution est moindre ici que les mises à mort existant dans le théâtre classique, mais la thématique est la même. Le pouvoir et l’autorité mènent à certains abus et cachent des passions qu’il faudrait tâcher de garder secrètes. Or, cela s’avère impossible car le Supérieur du Collège découvre le secret de l’abbé mais il n’incarne nullement une voie de secours pour l’abbé puisque le Supérieur avoue lui-même avoir déjà été séduit par un élève lors de sa carrière épiscopal. Se tourner vers l’amour divin semble alors un pis-aller auquel l’abbé a du mal à se soumettre tant il ne peut oublier cette « sollicitude dévorante« .
Tout le drame pour l’abbé est d’avoir osé donner trop de son amour à un enfant plutôt qu’à Dieu et de s’être perdu en chemin. Les rappels à l’ordre du Supérieur semblent particulièrement vain. La séparation d’avec Serge apparaît pour l’abbé comme « la plus grande douleur de [s]a vie sacerdotale ». Montherlant réalise ainsi parfaitement le but qu’il s’était fixé dans ses « Notes de Théâtre » : « Dans mon théâtre, j’ai crié les hauts secrets qu’on ne peut dire qu’à voix basse ».
Quelques citations
Sevrais : « Il me semblait qu’entre nous deux il n’y avait pas besoin de serments ; qu’ils seraient de trop. Mais aujourd’hui qu’avec ton aide je me suis relevé, nous ne faisons pas seulement le serment de rester amis, quoi qu’il arrive, même plus tard, même si les circonstances nous ont séparé un long temps, nous faisons le serment que notre amitié ne changera jamais de nature. Tu es d’accord ?
Soubrier : Oui.
Sevrais : Et moi je fais le serment que jamais, dans mes relations avec toi, je ne chercherai mon intérêt ; seulement le tien. « Domine, non nabis » : c’était la devise des Templiers…
Soubrier : Et moi, ce que je veux, c’est que jamais il ne te vienne une déception à cause de moi. Une peine, peut-être. Mais pas une déception.
Sevrais : Je me demande si on le fait aussi pour le passé.
Soubrier : Qu’est-ce que tu veux dire ?
Sevrais : Est-ce que tu as du remords du passé ?
Soubrier : Non. Pas avec un type que j’aime. Et toi ?
Sevrais : Moi, si, un peu. Il faut bien… »
Le Supérieur (à l’abbé de Pradts) : « Qu’avez-vous donc aimé ? Vous avez aimé une âme, cela est hors de doute, mais ne l’avez-vous aimée qu’à cause de son enveloppe charnelle qui avait de la gentillesse et de la grâce ? Et le savez-vous ? Et est-ce cela que vous avouez ? Et était-ce cela, votre amour ? Alors, assez parlé de lui ; ç’a été une espèce de rêve sans sérieux et sans importance ; bien plus encore que je ne le pensais, comme j’ai eu raison de vous en arracher ! Il y a un autre amour, monsieur de Pradts, même envers la créature. Quand il atteint un certain degré dans l’absolu, par l’intensité, la pérennité et l’oubli de soi, il est si proche de l’amour de Dieu qu’on dirait alors que la créature n’a été conçue que pour nous faire déboucher sur le Créateur ; je sais pourquoi je peux dire cela. Un tel amour, puissiez-vous le connaître. Et puisse-t-il vous mener, à force de s’épanouir, jusqu’à ce dernier et prodigieux Amour auprès duquel tout le reste n’est rien. »
Bio rapide et liens
Né en 1895, Henry de Montherlant est un des grands noms de la littérature française du XXe siècle. Il publie des romans mais est surtout connu pour ses pièces de théâtre.
Membre de l’Académie Française, Montherlant est célèbre pour certaines de ses pièces comme La Reine morte. En 1972, il met fin à ses jours.