La Nuit juste avant les Forêts est une œuvre puissante qui a de quoi surprendre. Long monologue d’une seule phrase, qui ne se finit d’ailleurs même pas par un point final, la pièce de Koltès est autant poétique que théâtrale. Le personnage du locuteur aborde dans la rue un inconnu et lui parle. Il cherche à tout prix à maintenir avec cet autre muet, au milieu de nulle part, au coin d’une rue, un semblant de contact. Ce semblant de communication existe grâce à la parole fluide, voire torrentielle par instants, comme le suggère l’image récurrente de la pluie. Cet homme qui se sent profondément seul, et qui n’a pas de chez-soi, est l’incarnation même de l’Étranger, enfermé dans un monde de « salauds ». Face à cet inconnu, qui ne semble pas faire partie du troupeau des « cons qui stationnent », le personnage multiplie les histoires et revient sur son passé à la fois pour se dire mais aussi pour se faire entendre, privilège qu’on lui accorde rarement. Être marginal et en révolte contre une société qui l’aliène et le manipule, le locuteur rêve d’un ailleurs et d’un syndicat international permettant de renverser l’ordre actuel des choses.
Œuvre toujours d’actualité, La Nuit juste avant les Forêts dessine l’errance d’un homme seul. Au cœur même de l’œuvre de Koltès se posent les questions de l’aliénation, de l’étrangeté et de la solitude. Creuset des contradictions qui se multiplient à travers son récit, le personnage du locuteur est touchant et plaît ainsi au lecteur-spectateur en raison justement de sa faiblesse mais aussi de sa détermination dans la parole.
Toutes les figures de l’Autre sont au sein de la pièce et révèle l’impossible lien amoureux. Les femmes, qu’il s’agisse de Mama, rencontrée sur un pont, ou de la pute qui a mangé de la terre pour se donner la mort, sont toujours synonymes d’éloignement, de douleur et de mort pour celui qui nous parle. Personnage insaisissable mais stylisé par une langue oralisée et poétique, cet Etranger nous ressemble en ce qu’il est incapable de combler un manque qui le constitue. L’idéal qu’il ne peut atteindre est cet ailleurs, ces forêts du Nicaragua où il pourrait se reposer et où, libéré enfin de l’aliénation, plus rien n’aurait de prise sur lui.
Quelques citations
« Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, il pleut, cela ne met pas à son avantage quand il pleut sur les cheveux et les fringues, mais quand même j’ai osé, et maintenant qu’on est là, que je ne veux pas me regarder, il faudrait que je me sèche, retourner là en bas me remettre en état – les cheveux tout au moins pour ne pas être malade, or je suis descendu tout à l’heure, voir s’il était possible de se remettre en état, mais en bas sont les cons, qui stationnent »
« Et lorsque je t’ai vu, j’ai couru, couru, couru, mais personne n’a fait obstacle, je m’étais préparé, je m’étais mis de leur côté, je les avais écouté cachant ma différence, et à présent ma fuite les surprend, je suis déjà au coin de la rue quand ils se réveillent, qu’ils me reconnaissent comme étranger, qu’ils mettent leur connerie à mes trousses, se préparent à me surprendre ailleurs, en bas, tout à l’heure, cependant moi, déjà je t’abordais, je disais : je t’ai aperçu en tournant le coin de la rue, pardon, je suis à moitié ivre, je ne dois pas être à mon avantage, mais j’ai perdu ma chambre »
« Moi, j’ai cherché quelqu’un qui soit comme un ange au milieu de ce bordel, et tu es là, je t’aime, et le reste, de la bière, de la bière, et je ne sais toujours pas comment je pourrais le dire, quel fouillis, quel bordel, camarade, et puis toujours la pluie, la pluie, la pluie, la pluie »
Bio rapide et liens
Bernard-Marie Koltès, né en 1948 et mort en 1989, est une « étoile filante » de la littérature française de la deuxième moitié du XXe siècle.
Traducteur d’une pièce de Shakespeare, romancier, mais surtout dramaturge, il fait partie, tout comme Jean-Luc Lagarce, des auteurs qui renouvellent le théâtre en proposant des univers nouveaux où la violence et la solitude se mêlent à une langue poétique.