Pour ceux qui ont l’habitude de lire Hervé Guibert et ses autofictions, le dépaysement sera total à la lecture de Mon valet et moi. L’auteur considère lui-même cette oeuvre comme un « roman cocasse« . En effet, l’humour joue un rôle important dans ce livre. Guibert centre son attention d’écrivain sur un couple que l’on a très souvent appris à connaître au théâtre, et notamment dans les comédies : le couple maître/valet. Comme au théâtre, les différentes entre les deux personnages sont grandes. Si le maître est un vieil homme de quatre-vingts ans, le valet, quant à lui, a vingt ans.
La cohabitation entre deux générations que tout oppose fait naître des scènes particulièrement drôles. C’est le cas notamment lorsque le jeune valet parvient à convaincre le vieux maître que porter des « Nike-air » vaut mieux que des « horribles mocassins Berlutti ». Le vieillard accepte donc de voyager en baskets puisque, comme le dit si drôlement le valais, « avec des Nike-air, vous retrouveriez votre peps ». C’est dans cette rencontre intergénérationnelle que se loge le comique, comme cela arrive au théâtre depuis les débuts de la comédie. Si l’accent est mis à ce point sur le théâtre ici, c’est parce que ce vieillard est un ancien écrivain.
Il s’est illustré dans la comédie, et a été « un auteur à succès ». L’humour qui innerve l’oeuvre est donc proche de celui de la comédie même si le maître avoue avoir honte de ce qu’il a écrit par le passé. Mais l’écriture joue un rôle important dans l’oeuvre, et c’est sûrement là le lien avec les autres écrits de Guibert. En effet, en parlant de ce « carnet » qu’il écrit et que nous lisons, le maître avoue, quelques pages avant la fin, qu’il est « un peu devenu [s]a raison de vivre ». Ecrire et survivre sont intimement liés, comme souvent chez Guibert.
Mais, à côté de la légèreté du ton, le roman gagne en épaisseur grâce à son aspect inquiétant. En effet, un certain malaise naît dès le début puisque, dans les premières pages du carnet, nous pouvons lire : »mon valet à moi était un tueur en puissance ». La relation valet-maître échappe peu à peu au vieillard qui devient finalement celui qui reçoit des ordres plutôt qu’il n’en donne. Le roman, dans son aspect le moins cocasse, révèle un renversement des rôles, qui rend le vieillard quelque peu pathétique et impuissant face au valet. Ce dernier parvient en effet à évincer tout le reste du personnel : il est donc seul avec le vieillard et remplit toutes les tâches. Mais là encore, la dissonance se fait entendre. Les soins que le valet est censé prodiguer à son maître ne sont que des simulacres. Le valet préfère se piquer avec la morphine réservée au traitement de son maître. Car la cruauté sadique du valet surgit dans toute sa force vers la fin du roman. Conscient du fait qu’il est devenu irremplaçable (il le dit lui-même : « nous sommes condamnés à aller ensemble jusqu’au bout »), le valet joue de cette situation pour violenter son maître. La situation se dégrade jusqu’à l’humiliation complète du maître par l’esclave.
La perversité du valet est présentée de manière crue. Ainsi peut-on lire : « Il m’a pissé dessus, pour m’apprendre à me taire, a-t-il dit ». Mais il ne faut nullement croire qu’à la légèreté succède brutalement la cruauté : toutes deux sont étroitement imbriquées l’une dans l’autre. Le dernier paragraphe montre bien que le jeu continue jusqu’au bout, jeu dangereux et cruel mais amusant pour le maître, quoique malade. Le roman se termine ainsi : « Je fais exprès de ne pas le reconnaître pour le pousser à bout. Quand il est à bout, il devient intéressant. Il perd son exaspérante banalité. » Roman cocasse donc, aux tons variés, et où le jeu aura toujours le dernier mot.
Quelques citations
« Je n’ai jamais imaginé que mon valet m’aimerait. J’ai plutôt pensé, à partir du moment où j’en ai fait mon valet, qu’il me haïrait. C’était un jeune homme désoeuvré qui, par accident, avait obtenu le premier rôle d’un film, et à qui un metteur en scène n’avait plus rien proposé. Mal m’en a pris d’avoir eu envie, cet après-midi-là, de me fourrer au hasard dans une salle obscure. »
« Les narrateurs des romans russes ont des valets qui dorment comme des chiens dans des vestibules traversés de courants d’air, aiguisent le fleuret de leurs duels et portent leurs vieux pardessus. Ce sont des ratés, souvent des doubles de leurs maîtres, qui auraient pu l’être à leur place, mais qu’une infortune de naissance ou un revers, une femme, le jeu, a abaissés à ce rang. Ils sont serviles par lassitude, tout leur être exhale quelque chose de rance. Ils travaillent sans amour et sans précision, cirer les bottes de leurs maîtres ne les enthousiasme même pas. »
« Mon valet est une perle. Jamais, par un regard pour se dédouaner auprès d’une jeune fille étonnée par le couple que nous formons, ou d’un autre vrai jeune qui rechercherait sa complicité, il ne trahirait mon véritable âge, qu’il n’ignore pas quant à lui puisqu’il me déchausse, me relève discrètement des sièges trop profonds où j’ai dû m’asseoir, enfile presque à ma place les manches de mon blouson trop lourd à endosser, et me fait des piqûres dans ces membres décharnés où il n’y a plus de quoi piquer. »
Bio rapide et liens
Né en 1955 et mort en 1991, Hervé Guibert fait partie, au même titre que Koltès, de ces étoiles filantes de la littérature française, mortes très jeunes à cause du SIDA.
Son oeuvre littéraire la plus célèbre est sans doute A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Guibert s’est également illustré dans les domaines du journalisme et de la photographie.