Dans cet onzième volume des Rougon-Macquart, Zola nous offre un tableau saisissant du développement des grands magasins dans un Paris en pleine mutation. La trame romanesque se concentre autour de Denise, jeune normande arrivant à Paris, chez son oncle, avec ses deux frères qu’elle élève seule depuis la mort de leurs parents. Alors qu’elle pensait d’abord travailler dans le petit commerce de son oncle, elle se rend rapidement compte qu’une place est disponible au Bonheur des dames, temple de la consommation de masse.
Le patron du magasin, Octave Mouret, commence par ne porter aucune attention à cette vendeuse puis s’attachera de plus en plus à elle. Le monde du travail que nous décrit Zola est un monde où règnent la méchanceté et la fourberie. Les conditions de travail sont particulièrement pénibles pour la jeune fille. Denise, comme beaucoup d’autres, finira par être renvoyée de façon totalement arbitraire. Ce n’est que quelques mois plus tard, après avoir travaillé dans un autre commerce, qu’elle sera de retour au magasin et Mouret semble de plus en plus épris d’elle. Refusant ses avances car tenant à sa vertu, elle parvient ainsi à gravir les échelons en obtenant un poste mieux rémunéré. Peu à peu, Denise se fait respecter par les vendeuses.
Cette ascension sociale permet ainsi à Denise de subvenir aux besoins des siens et, tandis que le Bonheur des dames est à son apogée, Denise accepte enfin la demande en mariage d’Octave Mouret. Mais cette réussite reste néanmoins entachée par la mort du petit commerce que symbolise la mort de Geneviève, la fille de l’oncle de Denise.
Toute la puissance du roman zolien réside avant tout dans l’omniprésence de la femme comme créature séduite par l’homme qu’est Mouret. Cet homme de génie, ce « poète », parvient à pousser la femme à la consommation. Le personnage de Mouret peut alors être résumé en une phrase : « Il était la séduction ». Zola montre la vulnérabilité de la femme, vouée à sa perte par la machination du tentateur qu’est Mouret. Ce dernier décide alors, comme le souligne Sophie Guermès (dans la préface de l’édition Livre de Poche) de « spéculer sur la coquetterie féminine ». La manipulation des clientes trouve sa concrétisation dans l’aspect orgiaque et compulsif des achats de plusieurs figures féminines dans le roman.
Il y a, en toute femme, semble-t-il, un appétit inassouvi terriblement violent. Ainsi Zola souligne-t-il cet aspect en décrivant le magasin comme la nouvelle « chapelle » où se déchainent les pulsions féminines. Le magasin devient un lieu de culte mais aussi un lieu de perdition. On ne s’étonnera donc pas de voir le Bonheur des dames décrit comme un monstre et une machine capitaliste tant il dévore les clientes et tant il détruit les vendeurs. Le roman permet alors une réflexion sur les conditions de travail et la fin du roman fait de Denise la femme salvatrice, qui parvient à obtenir une amélioration des conditions de travail pour les vendeurs à partir du moment où Mouret lui donne de plus grandes responsabilités.
La grandeur du roman naît aussi de la résistance de Denise. Seule femme à résister au tentateur, elle est une héroïne à la vertu inflexible, héroïne du « non », jusqu’aux dernières pages, où la vertu triomphe dans la mesure où Mouret décide de la demander en mariage. Denise est alors l’incarnation de la conquête du respect de soi : ce roman de l’ascension sociale est aussi le roman d’une réussite plus en profondeur, se jouant non plus sur le terrain de l’avoir mais de l’être. Denise incarne la grandeur de la femme, « toute-puissante », lorsqu’elle se respecte elle-même.
Quelques citations
« C’était la femme que les magasins se disputaient par la concurrence, la femme qu’ils prenaient au continuel piège de leurs occasions, après l’avoir étourdie devant leurs étalages. Ils avaient éveillé dans sa chair de nouveaux désirs, ils étaient une tentation immense, où elle succombait fatalement, cédant d’abord à des achats de bonne ménagère, puis gagnée par la coquetterie, puis dévorée. En décuplant la vente, en démocratisant le luxe, ils devenaient un terrible agent de dépense, ravageaient les ménages, travaillaient au coup de folie de la mode, toujours plus chère. Et si, chez eux, la femme était reine, adulée et flattée dans ses faiblesses, entourée de prévenances, elle y régnait en reine amoureuse, dont les sujets trafiquent, et qui paye d’une goutte de son sang chacun de ses caprices. »
»C’était un débordement d’étalages, le Bonheur des dames sautait aux yeux du monde entier, envahissait les murailles, les journaux, jusqu’aux rideaux des théâtres. Il [Mouret] professait que la femme est sans force contre la réclame, qu’elle finit fatalement par aller au bruit. Du reste, il lui tendait des pièges plus savants, il l’analysait en grand moraliste. Ainsi, il avait découvert qu’elle ne résistait pas au bon marché, qu’elle achetait sans besoin, quand elle croyait conclure une affaire avantageuse ; et, sur cette observation, il basait son système de diminutions de prix, il baissait progressivement les articles non vendus, préférant les vendre à perte, fidèle au principe du renouvellement rapide des marchandises. »
Bio rapide et liens
Né en 1840 et mort en 1902, Emile Zola est l’un des plus grands romanciers français du XIXe siècle dont la fresque des Rougon-Macquart l’a rendu particulièrement célèbre.
Incarnation du courant naturaliste, Zola, influencé par Darwin, travaille essentiellement sur le milieu et l’hérédité déterminant les personnages. Il a également été un journaliste de taille et a défendu Dreyfus dans son fameux article « J’accuse ! ».