Après quelques hésitations et en voyant le livre d’Edward Bond, je me suis dit : « Une pièce sur Shakespeare ? Pourquoi pas ! ». Et il faut dire que l’on ne regrette pas de lire une telle œuvre. Bond, que je découvre, réussit à rendre parfaitement le décalage entre les aspirations d’un écrivain et la réalité qui l’entoure. Cette tragédie, qui recrée l’époque où a vécu Shakespeare, se focalise sur la question de la propriété. Et Bond a l’avantage de ne pas trop faire sentir au lecteur-spectateur les revendications économiques et politiques qui sont les siennes. Bingo annonce dès le titre que l’argent sera un des moteurs du tragique dans la pièce. Shakespeare, lorsqu’il signe un accord avec William Combe en lien avec une redistribution de terrains, se range du côté des riches, des propriétaires. Mais Shakespeare, ne supportant pas ses propres contradictions, comprend rapidement qu’il est en partie responsable de la pauvreté des paysans qu’il croise, et surtout, il sait également qu’il aurait pu sauver la Jeune Fille qui est venue mendier dans son jardin avant que celle-ci ne soit pendue pour mendicité et prostitution. Il y a donc dans cette pièce un sentiment de culpabilité associé à une injustice à laquelle Shakespeare est particulièrement sensible.
Épris d’un idéal de justice auquel il ne parvient pas, ces dernières tirades laissent entendre l’idée que, malgré lui, en étant simplement riche, il a été « l’assistant d’un bourreau ». Cet hommage (original, je vous l’accorde) à Shakespeare est finalement un déchirement intérieur auquel s’ajoute une solitude propre à l’écrivain qui se sent de plus en plus étranger à son épouse et à sa fille Judith. Si la pièce de Bond me charme, c’est aussi parce qu’elle questionne les liens et les ruptures entre l’écrivain, sa société et ses valeurs. La pièce montre qu’une seule inadéquation suffit à causer la perte de l’homme de lettres.
L’écrivain, coupable du sang qu’il fait couler pour écrire, semble se réfugier dans une sorte de folie lucide où il va se perdre. La pièce de Bond parvient alors à osciller parfaitement et avec justesse entre violenceet poésie, et cela essentiellement dans les deux dernières scènes où intervient la neige à laquelle s’accompagne la déchéance de Shakespeare. Finalement, il est clair que Bond, à sa manière, dérange. Mais il réalise avec Bingo une grande œuvre esthétique avant d’être politique.
Quelques citations
Shakespeare: « Qu’est-ce que ça coûte de rester vivant ? Je suis stupéfié par la souffrance que j’ai vue. Des silhouettes entassées dans la misère s’écartent d’un spasme quand on les enjambe. Des femmes portant des filets à provision enjambent des flaques de sang. Ce que ça coûte d’affamer les gens. La rumeur de ceux qui livrent les prisonniers. Le sourire des hommes qui ne voient pas plus loin que la pointe du couteau. Stupéfié. Comment retourner à ça ? Que pourrais-je faire là-bas ? Je me parle à moi-même maintenant. Je sais que personne ne m’écoutera jamais. »
Shakespeare : « Tout écrivain écrit avec le sang des autres. Le trivial et le réel. Il n’y a qu’avec ça qu’on peut écrire. Mais seuls un dieu ou un diable peuvent écrire avec le sang des autres et ne pas demander pourquoi ils l’ont versé et ce qu’il a coûté. Pas cette main, qui a toujours fondu la neige… »
Shakespeare : « Ma maison. Là, en bas des champs. Non, je ne rentrerai pas. Comme elle est sombre. Pas une lampe. La porte est un trou. Les fenêtres, des fossés remplis d’eau. (Il marque un temps. Regarde autour de lui.) Si propre et vide, la neige. Une mer sans vie. Un verre vide. Encore lisse. Sans empreintes. Sans ornières. Sans traces d’arme ou de pioches traînées dans la terre. Rien que mes empreintes derrière moi – blanches… blanches… »
Bio rapide et liens
Edward Bond, né en 1934, est un dramaturge anglais contemporain. A l’instar de Brecht, son théâtre est politique et ses pièces visent à révéler les vérités cachées des systèmes idéologiques.
Parmi ses pièces, on retiendra la trilogie Pièces de guerre et Sauvés.