« Je suis le vent se joue dans un bateau imaginaire et à peine suggéré. Les actions sont également imaginaires et ne doivent pas être exécutées mais suggérées » est la didascalie initiale de cette très belle pièce de Jon Fosse, qui nous propose dès lors un voyage dans un monde onirique, un monde de la suggestion. Deux hommes, l’Un et l’Autre, voyagent en mer, sur un bateau. L’Un s’y connaît en navigation, l’Autre non, c’est d’ailleurs pourquoi il craint tellement d’aller vers la haute mer. Ils accostent, mangent et boivent puis repartent vers la haute mer. S’il fallait s’en tenir aux actions, voilà ce qui se passe dans la pièce de Fosse. Bien évidemment, la puissance de la pièce surgit justement du dialogue, central, évinçant tout le reste, et de son pendant, le silence, souvent assez bref, comme pour mieux nous donner à entendre la parole qui se raréfie.
L’Un et l’Autre discutent, s’interrompent, reprennent leur dialogue comme de nouvelles amorces pour essayer de dire quelque chose qu’on ne peut exprimer sans passer par le truchement de l’image poétique. Car, à bien des égards, Fosse nous offre ici une pièce poétique. Cette teneur poétique rare se découvre dès la lecture. La pièce est écrite en vers libres et se compose de nombreuses reprises et de variations, conférant ainsi à la pièce une circularité, renforcée par le fait même que le début de la pièce représente en réalité une fin : l’Un s’est jeté à l’eau, il est peut-être mort, mais en tout cas, il revient et tente, en vain sûrement, d’expliquer ses motifs à l’Autre.
C’est à partir de cet acte, de ce saut dans l’eau et de cet envol avec le vent, images récurrentes, obsédantes, que l’Un prend conscience de son incapacité à dire les choses, à exprimer une intériorité qui se dérobe à l’Autre. Dans la simplicité des « noms » des personnages, dans cette absence de précision réside également l’essentiel. La pièce de Fosse nous offre une réflexion sur la solitude : la présence de l’Autre semble on ne peut plus nécessaire alors qu’il est également la source d’une réelle peur. Il est difficile de savoir si l’on est en sécurité avec l’Autre ou si justement il constitue pour nous un péril.
Ce travail sur l’altérité permet également à la pièce de Fosse de jouer avec la temporalité faisant de l’Un un revenant, un être existant sur scène par ses paroles, mais un être aux contours mal dessinés, comme effacés. Il est d’ailleurs celui qui parle le moins, il est celui qui est incapable de répondre aux nombreuses questions de l’Autre qui cherche, tout simplement, à comprendre. Les vivants et les morts cohabitent donc chez Fosse et le retour de l’Un n’apporte aucune réponse lorsqu’il nous donne à revivre, dans une construction à rebours, le saut dans l’eau, la disparition dans l’eau et dans l’air. La frontière entre la vie et la mort est brisée et laisse le lecteur, et encore davantage le spectateur, stupéfait face à une telle économie de moyens qui touche néanmoins à ce qui fait toute notre humanité.
Quelques citations
« L’Autre : Tu voulais bien dire quelque chose
L’Un : Ce sont juste des mots / Des choses qu’on dit / Je n’ai rien voulu dire / Je ne faisais que parler
L’Autre : Tu ne faisais que parler
L’Un : Oui (silence assez bref ) / oui ce sont juste des mots […] / on essaie de dire comment une chose est / en disant autre chose
L’Autre : Parce qu’on ne sait pas dire / comment elle est réellement »
« L’Autre : La vie n’est pas si mal / Quand même (silence assez bref) / On a de bonnes choses à manger (silence assez bref) / c’est très bon / simple et bon / délicieux (silence assez bref) / et de bonnes choses à boire / le vin est excellent / aussi (silence assez bref) / et c’est bien de pouvoir causer tous les deux (silence assez bref) / et d’être là tous les deux »
« L’Autre : Je crie / Où es-tu
« L’Un : Désormais je n’ai pas peur / Désormais je ne suis pas lourd / Je ne suis qu’alourdi / et je ne suis pas alourdi / Je ne suis plus que le mouvement / Je suis parti avec le vent / Je suis le vent »
Bio rapide et liens
Jon Fosse est un écrivain norvégien, né en 1959, qui est devenu un grand nom du théâtre contemporain.
Écrivain au style minimaliste et puissant, Jon Fosse nous offre des pièces qui ont été mises en scène par Patrick Chéreau et surtout par Claude Régy, grâce auquel Fosse s’est fait connaître en France.