Cette nouvelle extraite des Armes secrètes, prend place dans les milieux du jazz et de la musique. Johnny Carter, saxophoniste brillant, est le personnage principal de cette nouvelle même si nous suivons essentiellement le parcours de Bruno V…, narrateur et biographe de Johnny. Les deux hommes sont amis et Bruno vient régulièrement voir Johnny, miné par la drogue et les excès. Jusque là pas de grands bouleversements, si ce n’est que la personnalité de Johnny est ambigüe, entre recherche existentielle (via la musique) et vie de pauvre bougre. Bruno est tiraillé entre une admiration pour le saxophoniste et un dégoût mal dissimulé. Il n’y a donc pas un, mais deux hommes à l’affût : Johnny Carter recherche la paix et des certitudes quant au monde, à la musique, au temps, la recherche de sa propre identité.
Il est étrange de remarquer que ce sont des sujets philosophiques alors que le musicien n’a aucune connaissance théorique ; mais il subit cette morne vie entre sexe, drogue, et jazz. Bruno V, lui, est frustré de sa position de critique. Il ramasse les miettes et n’est pas artiste, il n’est que le réceptacle du talent de Johnny. Au fond, les deux hommes poursuivent le même but : connaître le sens de leur vie, se connaître eux-mêmes.
Cortazar mêle habilement fiction et réalité, entre musiciens réels et personnages fictifs. Il faut néanmoins souligner qu’on peut se douter de qui se cache derrière ces personnages inconnus : Johnny Carter et l’auteur ont les mêmes initiales, et Bruno V n’est pas loin de Boris Vian, grand passionné de jazz et de littérature. Plus qu’une histoire sur la musique et les affres du succès (ou des ténèbres de l’anonymat), L’homme à l’affût est une quête de soi-même dans unmonde étrange, brumeux, déboussolé. Tout se doit d’être remis en question ; la moindre faille des personnages devient, sous le vent tumultueux de la vie quotidienne, un gouffre béant dans lequel s’engouffrent tous leurs doutes ; Johnny perd ainsi toute notion de réalité.
Le jazz est cette musique libre et instinctive, sortie d’on ne sait où, créée on ne sait comment. La création et sa genèse sont également des points d’interrogations. De fait, quand tout, jusqu’à l’intérêt de sa propre existence, devient incertitude, l’être humain se transforme sans doute en homme à l’affût : position privilégiée pour observer et prendre du recul. Mais on ne sait jamais bien ce qu’on va voir : on peut être s’en retrouver brisé, ayant remarqué sa propre vacuité…
Quelques citations
« Je suis un critique de jazz assez sensible pour sentir mes limites et comprendre que ce que je pense est au-dessous du plan où le pauvre Johnny essaie d’avancer avec ses phrases tronquées, ses soupirs, ses rages soudaines et ses pleurs. Il s’en fiche, lui, que je le trouve génial et jamais il n’a tiré gloire de sa musique qui est bien au-delà de celle que jouent ses compagnons. Je pense avec mélancolie qu’il est, lui, au « commencement » de son saxo et que je suis obligé, moi, de me contenter de la « fin ». Il est la bouche, lui, et moi, l’oreille, pour ne pas dire qu’il est la bouche et que je suis… Tout critique, hélas, est le triste aboutissement de quelque chose qui a commencé comme une saveur, comme le délice de mordre et de mâcher. Et la bouche remue à nouveau, la grande langue gourmande de Johnny rattrape un petit jet de salive qui lui coulait sur les lèvres. Les mains décrivent des courbes dans l’air. »
« Il se cache le visage dans ses mains et tremble. Je voudrais être déjà parti et je ne sais comment faire pour prendre congé de Johnny sans le vexer parce qu’il est terriblement susceptible avec ses amis. S’il continue sur ce sujet, ça va lui faire du mal. Avec Dédée au moins, il ne parlera pas de ces choses-là.
-Bruno, si seulement je pouvais vivre toujours comme dans ces moments-là ou comme lorsque je joue et que le temps change aussi. Tu te rends compte de tout ce qui pourrait se passer en une minute et demie… On pourrait, pas seulement moi mais elle aussi, et toi, et tous les copains, on pourrait vivre des centaines d’années ; si on trouvait le joint on pourrait vivre mille fois plus que ce qu’on vit avec votre foutue manie des montres, des minutes et des après-demain. »
Bio rapide et liens
Julio Cortázar est un écrivain argentin. Né en 1914, il est naturalisé français en 1981, soit 3 ans avant sa mort.
Souvent comparée à Borges, son oeuvre (essentiellement composée de nouvelles) est plus ludique, bien que tout aussi fantastique, voire surréaliste.