Le théâtre de Tchekhov est toujours touchant parce qu’il évoque la destruction de l’ancien monde au profit d’un nouvel ordre qui nous effraie, dont on se plaint et contre lequel il n’ y a rien à faire. Cette destruction se fait sentir au coeur de cette pièce qui nous montre l’inéluctable triomphe du riche marchand qu’est Lopakhine. Lioubov et ses enfants refusent de se séparer de cette cerisaie à laquelle ils sont intimement liés. Tchekhov présente ainsi à son lecteur-spectateur une nouvelle forme de tragédie. Exit la loi divine. Tchekhov fait de la dureté de la loi économique le nouveau moteur du tragique. Cette loi, intransigeante, ne permet pas d’éviter que l’on abatte les cerisiers. A l’acte II, le bruit de la corde qui se rompt annonce ainsi l’idée que tout espoir est brisé. Le lecteur-spectateur assiste bel et bien à une tragédie puisque c’est par la mort que s’achève la pièce, la mort de la cerisaie, où l’on entend les coups de hache détruire les arbres, détruire l’ancien monde.
Face à ce puissant moteur tragique, le seul remède est le souvenir, le rêve c’est-à-dire la négation du drame qui est en train de se jouer et que seul Lopakhine accepte. La conversation quotidienne qui évoque le passé permet aux personnages de se souvenir de l’ancien temps dans toute sa poésie c’est-à-dire à travers l’émouvante image des cerisiers en fleurs dans ce paradis perdu. C’est de ce choc entre le processus économique et l’attachement esthétique à la cerisaie que naît le drame. Pour les uns, cette cerisaie est un paradis perdu, pour les autres elle est le signe d’une revanche sociale des serfs sur les maîtres, ce qui est le cas de Lopakhine dont le père était un serf. Théâtre éminemment symbolique, la pièce laisse apparaître l’idée que la cerisaie est un objet de haine et de désirs. Symbole d’une aristocratie déchue, infertile, le blanc du jardin est pourtant d’une indéniable beauté. Pièce teintée d’un lyrisme élégiaque, la Cerisaie relate de façon touchante la perte d’un jardin personnel, d’un lieu au poids symbolique inégalable et représente finalement la perte de ses racines. Lorsque Ania propose à sa mère de planter un autre jardin ailleurs, nous savons tous que cette tentative de reconstruire un nouveau bonheur est vouée à l’échec.
Quelques citations :
ANIA: « La Cerisaie est vendue, c’est fini, c’est vrai, c’est vrai, mais ne pleure pas Maman, il te reste ta vie, il te reste ton âme bonne et pure… Viens avec moi, partons d’ici, partons !… Nous planterons un nouveau jardin plus beau que celui-ci, tu le verras, tu le comprendras, et la joie, une joie calme et profonde descendra dans ton âme, comme le soleil du soir, et tu souriras Maman ! »
FIRS: « C’est fermé. Ils sont partis. (il s’assoit sur le divan) Et moi, ils m’ont oublié… Ce n’est rien… Ce n’est rien… Je vais m’asseoir un moment ici (…) La vie est passée, on dirait que je n’ai pas vécu. (il s’étend) Je vais m’allonger un peu… Tu n’as plus aucune force, rien, il ne te reste rien, rien… Hé toi… espèce de bon à rien!… (il reste allongé, immobile. On entend un son lointain, qui semble venir du ciel, le son d’une corde rompue mourant tristement. Le silence s’installe. On entend seulement au loin dans le jardin, des coups de hache sur les arbres. RIDEAU »
Bio rapide et liens :
Anton Tchekhov, né en 1860 et mort en 1904, fait partie de ces grands écrivains russes du XIXe siècle qui se sont intéressés à la vie quotidienne et aux drames familiaux.
Le théâtre de Tchekhov est toujours teinté d’une réflexion sur la société russe de son temps, sur les rapports de force qui l’animent et sur la conception de l’homme qui s’y dégage.