La Chute de Camus est sans aucun doute un texte difficile. Non pas qu’il est difficile à lire, au contraire. Le style, l’ironie, le côté mordant et impétueux de ce personnage qui monologue, tout cela en fait un texte magnifique. Mais le fond, le sujet, n’est pas facilement décelable. Le soliloque du personnage principal et narrateur enferme le lecteur dans cet unique point de vue, créant parfois une situation d’inconfort. On se demande comment croire un tel beau parleur, comment le suivre, et pourquoi parle t-il aussi fort et aussi bien… Il faut dire que son récit laisse une impression de malaise. Tout converge vers un petit élément, vers une unique scène brièvement décrite. La Chute apparaît donc comme le récit de la culpabilité et du ressassement. Mais il y a, derrière ce fait divers qui bouleverse le personnage principal, toutes les paroles de ce dernier, d’où suintent l’ironie, la haine, le dégoût, ou l’inhumanité.
Ce narrateur se confesse à un inconnu, dans un port d’Amsterdam. L’homme a l’air sûr de lui, brillant. Mais ces mots ne sont pas ceux d’un homme comblé, qui pourtant affirme avoir réussi tant de choses. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, ne parle que de lui, sans cesse, sans voir le reste. Il paraît fixé sur sa propre personne, dans une optique complètement individualiste. Ses sentiments ne sont pas ceux qu’on attendrait d’un être humain ; là où il devrait sentir de la compassion ou du chagrin, il ne perçoit que sa propre honte, sa propre culpabilité. Pour ce petit bourgeois sans complexe et égocentrique, l’élément perturbateur est sans doute cette chute d’une femme dans l’eau, un soir au bord de la Seine.
Suicide, accident, meurtre, après tout peu importe ; Camus ne s’y attarde pas, et le narrateur n’y revient pas, comme s’il ne voulait plus en parler. Clamence, l’opportuniste, a tout réussi, comme Camus. Mais la compromission et le calcul ne permettent au lecteur de s’identifier à un tel personnage, qui tient beaucoup plus du anti-héros que du héros. Au moment où il pourrait devenir héroïque, c’est-à-dire au moment où il peut sauver la jeune femme, il reste stoïque, et fuit. C’est un roman magistral, poignant, à la limite du rêve et du monologue théâtral.
Quelques citations
« L’homme est ainsi, cher monsieur, il a deux faces : il ne peut pas aimer sans s’aimer. Observez vos voisins, si, par chaise, il survient un décès dans l’immeuble. Ils dormaient dans leur petite vie et voilà, par exemple, que le concierge meurt. Aussitôt, ils s’éveillent, frétillent, s’informent, s’apitoient. Un mort sous presse, et le spectacle commence enfin. Ils ont besoin de la tragédie, que voulez-vous, c’est leur petite transcendance, c’est leur apéritif. D’ailleurs, est-ce un hasard si je vous parle de concierge ? J’en avais un, vraiment disgracié, la méchanceté même, un monstre d’insignifiance et de rancune, qui aurait découragé un franciscain. Je ne lui parlais même plus, mais, par sa seule existence, il compromettait mon contentement habituel. Il est mort, et je suis allé à son enterrement. Voulez-vous me dire pourquoi ? »
« Je méditais par exemple de bousculer des aveugles dans la rue, et à la joie sourde et imprévue que j’en éprouvais, je découvrais à quel point une partie de mon âme les détestait ; je projetais de crever les pneumatiques des petites voitures d’infirmes, d’aller hurler « sale pauvre » sous les échafaudages où travaillaient les ouvriers, de gifler les nourrissons dans le métro. Je rêvais de tout cela et n’en fis rien, ou, si je fis quelque chose d’approchant, je l’ai oublié. »
Bio rapide et liens
Albert Camus, né en 1913 et mort en 1960, est un romancier, dramaturge et essayiste français clef du XXe siècle.
Célèbre pour sa réflexion sur la notion d’absurde et prix Nobel de Littérature en 1957, ses œuvres les plus connues sontL’Étranger et La Peste.