Ce roman de Sarraute ne peut que surprendre le lecteur habitué à une narration traditionnelle. Et pour cause, dès la première page, l’auteur déstabilise son lecteur. Il règne dans le roman une instabilité narrative. A plusieurs reprises nous ne savons pas vraiment qui parle, puisque nous sommes plongés au milieu de dialogues où discours prononcés et monologues intérieurs s’entrecoupent. Il n’y a pas de personnage, à proprement parler, si ce n’est le roman « Les Fruits d’Or » qui se retrouvent au cœur de toutes les conversations mondaines. Ce qui rend également la lecture difficile et éclatée est l’absence de structure linéaire. Le roman est davantage fait de répétitions et de variations, mais elles permettent de montrer l’aura dont est parée l’œuvre « Les Fruits d’Or » qui devient ensuite la risée des lecteurs. Qu’est-ce donc que ce livre que nous avons entre les mains ? A bien des égards, il est une critique de la critique, dont Sarraute moque l’irrégularité et les discours contradictoires, preuve encore une fois qu’on ne saurait figer à jamais la valeur d’une œuvre d’art. C’est une comédie sur la critique et de « la moutonnerie » des lecteurs que semble nous proposer l’auteur, qui n’oublie pas son aisance dramaturgique.
En tant que Nouvelle Romancière, Nathalie Sarraute se plaît à mener son lecteur, à travers une narration totalement originale, vers une réflexion sérieuse et précise. En effet, le roman montre bien que face au foisonnement des jugements critiques, le lecteur qui souhaite se faire une opinion ne peut réellement trancher. Comme au théâtre, Sarraute souligne le problème de l’opinion publique, de l’autre dans notre incapacité à juger une œuvre pour ce qu’elle est. C’est à travers une écriture originale du fragment de conversations que Sarraute nous fait comprendre à quel point l’on est rarement juge de façon autonome : l’opinion des autres ne peut s’empêcher de venir s’intercaler, créant ainsi un obstacle à l’autonomie de l’individu qui juge. L’auteur montre comment les adjectifs mélioratifs sont utilisés de façon exagérée, ce qui les vide de sens. Discours vains et vides, les critiques littéraires sont attaqués de front par l’auteur qui rend finalement hommage à une lecture directe, sans intermédiaire et simple, mais pas simpliste, c’est-à-dire une lecture où ce qui nous remue et nous touche constitue le premier pas vers un jugement de valeur. Toute l’habileté du roman réside aussi dans le fait qu’il, comme le prescrivait déjà Flaubert, évite judicieusement de conclure.