On ne peut qu’être touché par cette lettre que nous découvrons en même temps que l’écrivain de 41 ans à qui elle est destinée. Zweig, et c’est là l’une de ses principales qualités, travaille sur les effets d’attente et sur la surprise qui se joue du côté du lecteur. On ne connaît donc la réaction du destinataire de cette lettre qu’à la fin de la nouvelle. Cette lecture ininterrompue de la missive correspond à une plongée dans une lettre testamentaire qui retrace le parcours d’une vie dévouée à l’amour. La lettre devient ainsi chant d’une morte qui dit son amour et son sacrifice à travers une lettre aux tonalités élégiaques. L’amour, la passion et la dévotion s’associent ici au cœur de cette femme qui n’a vécu que pour cet homme à qui elle a écrit avant de mourir. Cette inconnue apparaît bien vite comme un être sacrificiel hors du commun. Elle vient de perdre son fils et nous découvrons peu à peu les liens qu’elle a, par le passé, tissés avec cet homme à qui elle écrit. C’est avec un subtil art de la lente révélation que Zweig nous fait comprendre que cette femme aime l’homme à qui elle écrit depuis l’âge de treize ans. Elle est parvenue à l’approcher plusieurs fois et ont eu un enfant ensemble mais l’homme a oublié cette inconnue.
La douleur de la femme vient de la légèreté de cet homme qui n’a pas consacré l’ensemble de sa vie à une seule femme. L’unique être, son enfant, qui la reliait à cet homme étant mort, l’inconnue considère que sa vie arrive à son terme et la force de la lettre réside dans cette alliance entre l’Amour et la Mort, entre Éros et Thanatos. La lettre finit par rendre le lecteur mal à l’aise parce qu’il sait au fond qu’il lit les mots d’une morte, emportée par sa passion. C’est en cela pourtant que le texte se révèle particulièrement beau parce qu’il instaure un rythme, une musique liée à une plongée vers le passé qui renforce l’âpreté du présent.
La lettre, régulièrement ponctuée par « mon enfant est mort hier », qui se transforme même en « notre enfant est mort », correspond bien à une partition musicale où les répétitions forment le refrain de ce chant mortuaire. Comme toujours, c’est avec brio que Zweig nous enchante à travers une beauté d’écriture qui se lie parfaitement à cet amour fou vécu dans l’anonymat.
Quelques citations
« Notre enfant est mort hier. Tu ne l’as jamais connu. Jamais, même dans une fugitive rencontre, due au hasard, ce petit être en fleur, né de ton être n’a frôlé en passant ton regard. Dès que j’eus cet enfant, je me tins cachée à tes yeux pendant longtemps. Mon ardent amour pour toi était devenu moins douloureux ; je crois même que je ne t’aimais plus aussi passionnément ; tout au moins, mon amour ne me faisait plus autant souffrir. Je ne voulais pas me partager entre toi et lui ; aussi je me consacrai non pas à toi, qui étais heureux et vivais en dehors de moi, mais à cet enfant qui avait besoin de moi. »
« A présent, je n’ai plus personne au monde, personne à aimer que toi. Mais qu’es-tu pour moi, toi qui jamais ne me reconnais, toi qui passes à côté de moi comme on passe au bord de l’eau, toi qui marches sur moi comme sur une pierre, toi qui toujours vas, qui toujours poursuis ta route et me laisses dans l’attente éternelle ? »
Bio rapide et liens
Né à Vienne en 1881, Stefan Zweig est avant tout un écrivain voyageur. Ses nombreux voyages auront d’importants retentissements sur son œuvre.
Bien vite, il publie des romans, des nouvelles et des essais qui font de lui une des figures majeures de la littérature européenne du XXe siècle. En 1942, Zweig se suicide avec son épouse.