On connaît Baudelaire pour ses Fleurs du Mal, on le connaît moins souvent pour ses Petits poèmes en prose qui sont pourtant un chef-d’oeuvre de la poésie française. Publiés de façon posthume en 1869, deux ans après la mort du poète, ces poèmes sont un pas de plus vers la modernité qu’a, durant toute sa vie, incarné Baudelaire. Si la forme en tant que telle n’est pas neuve (Baudelaire mentionne effectivement l’existence du Gaspard dans la nuit d’Aloysius Bertrand), le poète semble parvenir à lui donner ses lettres de noblesse. Par le biais d’une « prose poétique musicale » (voir les citations), Baudelaire nous dresse ici de très beaux tableaux de la vie parisienne. Egalement intitulé Le Spleen de Paris, le recueil fait entendre le spleen du poète mais aussi le spleen d’une ville tout entière où la misère règne à côté du bizarre. C’est là que le poète trouve sa source d’inspiration, c’est au contact des foules parisiennes où tous les milieux se rencontrent que Baudelaire parvient à créer. Le poète est essentiellement défini par son statut de promeneur errantqui, face à la diversité des scènes auxquelles il a affaire, produit une oeuvre résolument moderne et placée sous le signe du divers. Se met en place dans le recueil une diversité de tons apte à retranscrire le fourmillement de la vie parisienne.
Si les foules permettent au poète de s’ouvrir à la vie d’autrui et même d’être à la fois « lui-même et autrui » (« Les foules »), l’expérience de la multitude se voit contrebalancer par l’expérience de la solitude, nécessaire au poète qui rêve d’un ailleurs inaccessible. Dans « Anywhere out of the world », le poète laisse entendre son désir de partir, d’échapper aux misères de la ville. Car la ville est aussi le lieu qui fait naître le dégout. Dans « A une heure du matin », on peut lire : « Horrible vie ! Horrible ville ! ». La promiscuité et la bêtise rendent la ville ingrate et renforce la nostalgie d’un poète cherchant son « Pays de Cocagne » (« L’invitation au voyage »).
En adoptant une forme moderne comme le poème en prose, Baudelaire cherche de toute évidence à rompre avec les carcans trop rigides de la versification classique que le XIXe siècle dans son ensemble a tenté de remettre en question. Si la diversité est thématique, elle existe aussi du point de vue formel. Certains poèmes sont très courts comme « L’étranger », tandis que d’autres s’approchent de la nouvelle ou du conte et occupent plusieurs pages. Cette discontinuité formelle s’avère encore plus riche de sens quand on constate que certains poèmes en prose trouvent leur doublon dans Les Fleurs du Mal.
Vers et prose entrent ainsi en dialogue dans l’oeuvre de Baudelaire. Ce dialogue entre les formes poétiques est renforcée par l’influence d’Edgar Allan Poe, autre poète, sur la tonalité mystiqueou surnaturelle de certains poèmes. En réalité, pour le lecteur, cette oeuvre est une oeuvre de dialogue. Le dialogue se situe d’abord entre le poète et la figure du lecteur. Celui-ci peut être mis à mal dans certains poèmes comme « Le chien et le flacon » dans lequel on peut lire : « Vous ressemblez au public, à qui il ne faut jamais présenter des parfums délicats qui l’exaspèrent, mais des ordures soigneusement choisies ». S’il y a dialogue c’est aussi entre les Petits poèmes en prose et Les Fleurs du Mal. Le poème « Un hémisphère dans une chevelure » rappelle, par ses thèmes, « La Chevelure » et « L’invitation au voyage » des Fleurs du Mal. Enfin, il y a le dialogue entre les arts.
Baudelaire entre en lien avec la musique avec le poème « Le Thyrse » écrit pour Liszt, la peinture avec le poème « La Corde » dédié à Manet, et les arts du cirque avec la figure du saltimbanque, si proche de celle du poète. C’est par ce dialogue entre les arts que le poète révèle son plein pouvoir. Ses poèmes sont des tableaux, des photographies, des saynètes de théâtre qui touchent le lecteur en même temps qu’ils l’édifient par des traits de moralité. Comme Baudelaire l’écrit lui-même dans « Les bons chiens » : « Le poète endosse le gilet du peintre« , peintre à l’oeil critique mais avide de pittoresque.
Quelques citations
« Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? » (« A Arsène Houssaye »)
« Grand délice que celui de noyer son regard dans l’immensité du ciel et de la mer ! Solitude, silence, incomparable chasteté de l’azur ! une petite voile frissonnante à l’horizon, et qui, par sa petitesse et son isolement, imite mon irrémédiable existence, mélodie monotone de la houle, toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles (car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite !) ; elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement, sans arguties, sans syllogismes, sans déductions. » (« Le « confiteor » de l’artiste »)
»Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. » (« Enivrez-vous »)
« Je chante le chien crotté, le chien sans domicile, le chien flâneur, le chien saltimbanque, le chien dont l’instinct comme celui du pauvre, du bohémien et de l’histrion, est merveilleusement aiguillonné par la nécessité, cette si bonne mère, cette vraie patronne des intelligences !
Je chante les chiens calamiteux, soit ceux qui errent, solitaires, dans les ravines sinueuses des immenses villes, soit ceux qui ont dit à l’homme abandonné, avec des yeux clignotants et spirituels : « Prends-moi avec toi, et de nos deux misères nous ferons peut-être une espèce de bonheur ! » » (« Les bons chiens »)
Bio rapide et liens
Charles Baudelaire, né en 1821 et mort en 1867, est une voire la plus grande figure poétique du XIXe siècle français.
S’il est surtout connu pour ses Fleurs du Mal, dont le procès en 1857 a fait couler beaucoup d’encre, il a également été un critique d’art dévoilant ainsi son goût pour la peinture, art qu’il a toujours estimé autant que la poésie.