Corneille nous offre avec Polyeucte sa première tragédie chrétienne décrivant le martyre du héros éponyme. Cette oeuvre s’inscrit d’abord dans une mode : les tragédies à martyr étaient appréciées du public durant les années 1630 et 1640. Mais au-delà de cette mode, Corneille nous livre ici un chef-d’oeuvre permettant une réflexion sur l’amour et ses différents champs d’application. En effet, le personnage éponyme, seigneur arménien, est l’époux de Pauline (fille de Félix, gouverneur romain d’Arménie) mais son amour pour Dieu surpasse celui qu’il voue à son épouse. Cette dernière a aimé et sent qu’elle aime encore Sévère auquel elle a dû renoncer en épousant Polyeucte. Si l’on retrouve dans une certaine mesure une chaîne des amours non partagées comme c’est souvent le cas en tragédie, on notera toute l’originalité de cette chaîne-ci : Dieu est l’objet ultime de l’amour, celui pour qui l’amour terrestre est mis de côté.
Car, l’intrigue de la tragédie montre peu à peu comment Polyeucte laisse de côté, volontairement, l’amour des choses terrestres pour se tourner vers un amour absolu pour Dieu. C’est cet amour sans compromis possible qui lui fait commettre une faute. Pris d’une ferveur indomptable, il décide, avec son ami chrétien Néarque, de commettre un acte sacrilège et iconoclaste. Dénonçant le culte des dieux païens, les deux amis décident de renverser les autels des dieux du polythéisme. Et c’est là que la douleur tragique se met en place : il faut punir Polyeucte pour son insolence mais il est le gendre du gouverneur.
Félix, le gouverneur, se retrouve alors face à un dilemme que l’on peut à juste titre appelé cornélien. Soit il condamne l’acte iconoclaste de son gendre et fait respecter les lois romaines qu’incarne Sévère, favori de l’empereur romain qu’est Décie. Soit il fait preuve de clémence et sera puni pour cela, dans la mesure où l’empereur Décie a exigé d’être sévère face aux chrétiens. Mais il y a pis, Polyeucte ne regrette pas son acte et refuse tout compromis. L’hypocrisie n’est plus pour lui. Si au début de la pièce, Polyeucte est baptisé, sa foi va croissante durant toute l’oeuvre. C’est bien pour cela qu’en voyant mourir Néarque en martyr, il rêve de faire de même. Fidèle à sa foi, il offre sa femme à Sévère et accepte qu’on le mette à mort. Cette mort en martyr permet un miracle : Pauline et Félix se convertissent tous les deux au christianisme, touchés par la mort de Polyeucte.
La force de sa foi et la constance de la victime en font un héros digne d’admiration. Bien plus qu’un héros de tragédie, Polyeucte fait figure de saint. Et l’hagiographie n’est pas loin dans cette tragédie puisque, de façon assez topique, les bourreaux faisant subir le martyre finissent souvent par se convertir, touchés par le spectacle du martyre. Mais là est bien un des enjeux de la pièce : elle est avant tout un spectacle. Pour donner à la foi toute sa force, Corneille a besoin de la rendre particulièrement spectaculaire. Pour cela, de nombreux récits comme celui de l’action iconoclaste, ou celui du songe de Pauline, viennent donner à la pièce, soumise à la règle de la bienséance classique, une visibilité spectaculaire à l’aide d’une parole qui donne à voir et qui rappelle, pour ne pas qu’on l’oublie, à quel point le théâtre est objet et lieu de regards.
Quelques citations
Pauline : « Je l’ai vu cette nuit, ce malheureux Sévère, / La vengeance à la main, l’oeil ardent de colère. / Il n’était point couvert de ces tristes lambeaux, / Qu’une ombre désolée emporte des tombeaux, / Il n’était point percé de ces coups pleins de gloire / Qui retranchant sa vie assurent sa mémoire, / Il semblait triomphant, et tel que sur son char / Victorieux dans Rome entre notre César. / Après un peu d’effroi que m’a donné sa vue, / »Porte à qui tu voudras la faveur qui m’est due, / Ingrate, m’a-t-il dit, et ce jour expiré, / Pleure à loisir l’époux que tu m’as préféré. » / A ces mots j’ai frémi, mon âme s’est troublée, / Ensuite, des chrétiens une impie assemblée, / Pour avancer l’effet de ce discours fatal, / A jeté Polyeucte aux pieds de son rival. / Soudain à son secours j’ai réclamé mon père ; / Hélas ! c’est de tout point ce qui me désespère, / J’ai vu mon père même un poignard à la main / Entrer le bras levé pour lui percer le sein. »
Pauline : « Père barbare, achève, achève ton ouvrage, / Cette seconde hostie est digne de ta rage, / Joins ta fille à ton gendre, ose, que tardes-tu ? / Tu vois le même crime ou la même vertu, / Ta barbarie en elle a les mêmes matières. / Mon époux en mourant m’a laissé ses lumières, / Son sang dont tes bourreaux viennent de me couvrir / M’a dessillé les yeux, et me les vient d’ouvrir. / Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée, / De ce bienheureux sang tu me vois baptisée. / Je suis chrétienne enfin, n’est-ce point assez dit ? »
Bio rapide et liens
Pierre Corneille, né en 1606 et mort en 1684, est l’un des plus grands dramaturges français du XVIIe siècle.
S’essayant tant au genre de la comédie avec La Place royale qu’à celui de la tragi-comédie, avec Le Cid, Corneille est aussi très connu pour ses tragédies parmi lesquelles figurent Médée, Horace et Cinna.