Ce texte de Beckett est l’une de ses premières œuvres et elle recèle déjà de nombreuses caractéristiques de ses productions futures. Cette nouvelle est déroutante pour un lecteur qui s’attend à retrouver tous les clichés du premier amour ou du coup de foudre amoureux. Beckett se plaît à détourner les clichés et à jouer avec les attentes de ses lecteurs. Œuvre aussi drôle que cynique, cette nouvelle, racontée à la première personne, nous présente le premier amour du narrateur, une femme appelée Lulu, rencontrée sur un banc. Et dès lors, Beckett nous mène vers les réalités crues et l’aspect trivial de l’amour : le narrateur se met à « bander » et Lulu décide de se charger de cela. Or, l’amour que nous peint Beckett part avant tout de cet aspect le plus physique qui fait aussi de l’autre quelqu’un de dérangeant, un obstacle matériel. C’est finalement en cherchant à fuir Lulu que le narrateur prend conscience de son amour pour elle.
Or, le couple qui se forme et s’installe ne satisfait le narrateur qu’à moitié. Il découvre que Lulu est une prostituée et qu’elle ne lui sera donc pas fidèle. Mais cela importe peu finalement. Ce que désire ardemment le narrateur c’est pouvoir rester libre. La question de la liberté en amour est posée avec force dans la nouvelle. Par la suite, la naissance d’un enfant, ses cris, et les cris de plaisir poussés par Lulu finissent par hanter la conscience du narrateur qui n’a d’autre choix que de prendre la fuite.
C’est l’échec de l’amour que nous peint Beckett tout en mettant l’accent sur la médiocrité des relations humaines. Et pourtant, par-delà ce pessimisme qui détruit toute vision idyllique de l’amour, Beckett donne à sa langue un ton léger, badin, qui nous fait rire. Le narrateur, par exemple, las du prénom Lulu, décide en plein milieu de la nouvelle d’appeler cette femme Anne. Mais, comme souvent chez Beckett, l’humour fait place à une réflexion sérieuse. Ce changement de prénom est peut-être la preuve que le prénom ne change rien, que la femme ne change rien et que la situation est toujours la même : l’amour et sa dégradation sont profondément liés, semble-t-il, comme le recto et le verso d’une feuille.
Quelques citations
« Je lui demandai s’il était dans ses projets de venir me déranger tous les soirs. Je vous dérange ? dit-elle. Elle me regardait sans doute. Elle ne devait pas voir grand-chose. Deux paupières peut-être, et un peu de nez et de front, obscurément, à cause de l’obscurité. Je croyais que nous étions bien, dit-elle. Vous me dérangez, dis-je, je ne peux pas m’allonger quand vous êtes là. Je parlais dans le col de mon manteau et elle m’entendait quand même. Vous tenez tant que ça à vous allonger ? dit-elle. Le tort qu’on a, c’est d’adresser la parole aux gens. Vous n’avez qu’à poser vos pieds sur mes genoux, dit-elle. Je ne me fis pas prier. »
« Je ne me sentais pas bien à côté d’elle, sauf que je me sentais libre de penser à autre chose qu’à elle, et c’était déjà énorme, aux vieilles choses éprouvées, l’une après l’autre, et ainsi de proche en proche à rien, comme par des marches descendant vers une eau profonde. Et je savais qu’en la quittant je perdrais cette liberté. »
« Elle se mit à se déshabiller. Quand elles ne savent plus que faire, elles se déshabillent, et c’est sans doute ce qu’elles ont de mieux à faire. Elle enleva tout, avec une lenteur à agacer un éléphant, sauf les bas, destinés sans doute à porter au comble mon excitation. C’est alors que je vis qu’elle louchait. Ce n’était heureusement pas la première fois que je voyais une femme nue, je pus donc rester, je savais qu’elle n’exploserait pas […]. Vous ne vous déshabillez pas ? dit-elle. Oh, vous savez, dis-je, moi je ne me déshabille pas souvent. »
Bio rapide et liens
Samuel Beckett, né en 1906 et mort en 1989, fait partie des écrivains de l’absurde et s’illustre comme un novateur de l’après-guerre.
Ses pièces les plus célèbres sont En attendant Godot, Fin de Partie et Oh les beaux jours.