« Savoir lire, ce n’est pas seulement connaître les lettres et faire sonner les assemblages de lettres. C’est aller vite, c’est explorer d’un coup d’oeil la phrase entière ; c’est reconnaître les mots à leur gréement, comme le matelot reconnaît les navires. C’est négliger ce qui va de soi, et sauter à la difficulté principale. […] Il s’agit d’apprendre à lire, et aussi d’apprendre à penser, sans jamais dissocier l’un et l’autre »
Propos sur l’éducation, Alain.
=> Au fond, lire n’est pas simplement une imbrication de lettres et de mots : lire n’équivaut pas simplement à déchiffrer des signes. La lecture et la pensée sont indissociables pour Alain. Ils vont de pair. Il faut donc chercher à comprendre en quoi lire n’est pas une activité mécanique mais une activité de l’esprit. Rien que du très classique, peut-être : mais cette première définition de la lecture est nécessaire pour poursuivre notre réflexion sur l’acte de lire.
L’oeuvre n’est pas sans la lecture. Sartre, dans Qu’est-ce que la littérature ?, compare le livre à une toupie : quand on le lit, il est mis en mouvement, il vit. S’il est fermé, rangé, le livre est immobile, il ne vit pas, c’est un simple objet sans intérêt. L’oeuvre a donc besoin du lecteur, l’oeuvre a besoin d’être lue. Balzac écrit, dans Physiologie du mariage, que « Lire c’est peut-être créer à deux« . Le texte littéraire, caractérisé par son incomplétude et sa polysémie, a besoin du lecteur pour naître réellement. C’est le cas jusqu’à nos jours, notamment avec le Nouveau Roman. Alain Robbe-Grillet avouait alors que « L’auteur aujourd’hui proclame l’absolu besoin qu’il a du concours du lecteur, un concours actif, conscient, créateur. » Ce dernier mot est particulièrement significatif : pour l’auteur de La Jalousie, le lecteur, via sa lecture, participe au processus de création de l’oeuvre ! Dès lors, il s’agit de voir ce que fait le lecteur lors de sa lecture : qu’est-ce que lire un texte littéraire ?
Pour Hans Robert Jauss, l’oeuvre n’est jamais reçue comme une « nouveauté absolue ». L’oeuvre prend toujours place dans un système de références du lecteur, c’est-à-dire dans « tout un ensemble d’attente et de règles du jeu avec lesquelles les textes antérieurs l’ont familiarisé« . C’est cela que Jauss nomme « horizon d’attente ». Le public est « prédisposé à un certain mode de réception » lié à la culture, aux expériences de lecture. De fait, l’interprétation de l’oeuvre n’est pas un phénomène strictement individuel et subjectif ; il existe, au préalable, une expérience esthétique intersubjective. Ainsi, on comprend pourquoi Hans Robert Jauss considère que la lecture est une « perception guidée ». C’est l’oeuvre qui guide la perception du lecteur.
Jean-Marie Goulemot affirme lui que « L’histoire oriente nos lectures« . Professeur à la Sorbonne en 1967, il remarque que les explications littéraires consacrées à l’Education Sentimentale qu’il demande à ses étudiants sont très influencées par Barthes : les commentaires s’orientent vers l’amour d’un adolescent et d’une femme d’âge mûr. Après mai 1968, Goulemot s’aperçoit que les explications s’intéressent surtout au sens politique de l ‘oeuvre de Flaubert. Chaque époque se forge ses modèles et ses codes auxquels viennent répondre ou se heurter les œuvres produites. Sartre affirme que « Tous les ouvrages de l’esprit contiennent en eux-mêmes l’image du lecteur auxquels ils sont destinés« .
Dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, Italo Calvino pousse le vice jusqu’à ajouter les commentaires du narrateur qui obligent le lecteur à voir dans les éléments du récit des indices à interpréter. Le lecteur est littéralement dans l’oeuvre. L’oeuvre de Calvino constitue une réflexion entre le livre, le lecteur, l’auteur et la société. Une citation issue de ce roman : « Fais attention : c’est sûrement une technique pour t’impliquer petit à petit dans l’histoire et t’y entraîner sans que tu t’en rendes compte. Un piège. » Le roman est alors le lieu d’un jeu entre l’écrivain et son lecteur, à l’image de Jacques le Fataliste de Diderot ou de Pharsamon de Marivaux.
Dès lors, et nous pourrons considérer cela comme une première conclusion, la lecture n’est jamais simple. C’est un acte problématique qui nous oblige à nous poser des questions sur l’oeuvre, sur l’auteur, sur ce qu’il y a autour du lecteur, etc. Nous verrons que le lecteur a parfois un rôle actif (nous l’avons esquissé ici) mais nous observerons aussi que l’auteur/l’oeuvre tente de mettre à distance le lecteur. Preuve que la lecture d’un texte littéraire concentre les paradoxes et les (apparentes) contradictions… De même, il sera intéressant de voir comment on lit un texte théâtral/un texte poétique !