Il est bien artificiel de séparer Un amour de Swann de l’ensemble du premier tome de La Recherche qu’est Du côté de chez Swann. Néanmoins, le plaisir pris à la lecture de cette deuxième partie du premier tome et l’attention portée essentiellement sur le personnage de Swann légitiment parfaitement cette séparation. En effet, on peut lire Un amour de Swann sans avoir lu les deux autres parties du premier tome. Ce roman de l’amour et de la jalousie nous présente tous les moments de l’amour que Swann porte à Odette de Crécy.
Mais le narrateur ne fait pas de cet amour le prétexte d’un roman sentimental aux amours romanesques et périlleuses. Au contraire, il voit plutôt dans cet amour de Swann une maladie, une construction de l’imagination. Si cet amour pour Odette est construit de toute pièce, c’est parce qu’il est intimement lié à l’amour de l’art que ressent l’esthète qu’est Swann. Si Odette lui apparaît d’abord comme assez laide, il remarque dans son visage des traits ressemblant à l’une des filles de Jethro, que l’on trouve sur une toile de Botticelli.
Faisant d’Odette une représentation vivante d’un portrait de musée, l’esthète tombe amoureux de la femme en raison de son amour pour le tableau. Peu à peu, à mesure que les doutes quant à la réciprocité de cet amour s’installent, Swann guérira de cet amour mais passera d’abord par une phase de cruelle jalousie. Cherchant à épier, à savoir tout d’Odette au point de vouloir la posséder, Swann s’inflige une réelle torture à l’aide de son imagination. En raison d’une lettre anonyme qu’il reçoit et qui souligne le fait qu’Odette a eu de nombreux amants voire des amantes, le héros constate douloureusement à quel point l’être aimé lui échappe.
La force de ce récit de la jalousie et de l’amour construit dans l’imagination d’un être réside dans la conjugaison entre les arts qui le sous-tend. L’écriture du roman s’accompagne d’une présence artistique abondante qu’elle soit picturale ou musicale. C’est toutefois la musique qui retiendra le plus notre attention dans la mesure où la phrase proustienne est particulièrement musicale et que l’ensemble du roman fonctionne sous forme de reprises et de variations sur un même thème, réduisant ainsi l’idée d’une construction chronologique et linéaire. Et la musique, puisqu’elle est omniprésente, accompagne aussi l’amour de Swann.
C’est évidemment la sonate de Vinteuil qui illustre le mieux cet entremêlement entre l’art et la vie. En effet, Swann entend cette sonate en présence d’Odette et marque la naissance de l’amour pour Odette. Entendue une nouvelle fois en l’absence d’Odette, la sonate agit comme un antidote pour le héros qui comprend enfin que jamais il ne pourra revivre la douceur de la naissance de l’amour. Résigné, conscient de la lente perte d’intensité à laquelle est soumise sa passion, Swann accepte l’idée selon laquelle une vie est possible sans Odette et que la vraie vie est ailleurs que chez les Verdurin, salon qu’a fréquenté Swann pour être proche d’Odette.
Ce salon justement nous permet de préciser que le roman que nous offre Proust ne saurait se limiter à l’analyse de l’amour. C’est toute la société qui nous est présentée, ce qui permet à l’oeuvre de se teinter d’un humour fin. Conjuguer les arts revient alors aussi à conjuguer les styles pour l’auteur et l’oeuvre oscille souvent entre satire et poésie. Plus globalement, Proust nous offre ici une réflexion intense sur l’amour, la force de l’art et la vérité, car force est de constater que la vérité sur Odette ne sera jamais connue du lecteur, enfermé dans les impressions d’une conscience souffrante qu’est celle de Swann. L’association entre Odette, femme-énigme, et une oeuvre d’art se justifie peut-être davantage dans la mesure où l’oeuvre d’art est perçue différemment en fonction de chacun, de même pour Odette, créée devant nous par Swann, mais nous échappant aussi, en raison du mystère maintenu autour d’elle.
Quelques citations
« De tous les modes de production de l’amour, de tous les agents de dissémination du mal sacré, il est bien l’un des plus efficaces, ce grand souffle d’agitation qui parfois passe sur nous. Alors l’être avec qui nous nous plaisons à ce moment-là, le sort en est jeté, c’est lui que nous aimerons. Il n’est même pas besoin qu’il nous plût jusque-là plus ou même autant que d’autres. Ce qu’il fallait, c’est que notre goût pour lui devînt exclusif. Et cette condition-là est réalisée quand – à ce moment où il nous fait défaut – à la recherche des plaisirs que son agrément nous donnait, s’est brusquement substitué en nous un besoin anxieux, qui a pour objet cet être même, un besoin absurde, que les lois de ce monde rendent impossible à satisfaire et difficile à guérir – le besoin insensé et douloureux de le posséder. »
« Et pourtant il aurait voulu vivre jusqu’à l’époque où il ne l’aimerait plus, où elle n’aurait aucune raison de lui mentir et où il pourrait enfin apprendre d’elle si le jour où il était allé la voir dans l’après-midi, elle était ou non couchée avec Forcheville. Souvent pendant quelques jours, le soupçon qu’elle aimait quelqu’un d’autre le détournait de se poser cette question relative à Forcheville, la lui rendait presque indifférente, comme ces formes nouvelles d’un même état maladif qui semblent momentanément nous avoir délivrés des précédentes. Même il y avait des jours où il n’était tourmenté par aucun soupçon. Il se croyait guéri. Mais le lendemain matin, au réveil, il sentait à la même place la même douleur dont, la veille, pendant la journée, il avait comme dilué la sensation dans le torrent des impressions différentes. Mais elle n’avait pas bougé de place. Et même, c’était l’acuité de cette douleur qui avait réveillé Swann. »
Bio rapide et liens
Né en 1871 et mort en 1922, Marcel Proust est une des grandes figures du paysage littéraire français du début du XXe siècle.
Connu pour son oeuvre-somme qu’est A la recherche du temps perdu, il nous offre une nouvelle esthétique romanesque fondée sur l’analyse des impressions et des souvenirs individuels, où de nombreux thèmes apparaissent comme centraux dans son oeuvre tels que l’amour, la mémoire et l’écriture.